Ami lecteur, si tu parcours ces
lignes, c’est que tu as été accroché par ce titre délibérément racoleur. Et, en
outre, auquel l’auteur de ces lignes ne souscrit pas. Ne pars pas de suite, je
vais t’expliquer.
Aujourd’hui, la presse va mal, très
mal. Outre le déclin qu’elle connaît depuis déjà plusieurs décennies, les
circonstances actuelles ne sont guère à son avantage : crise du
coronavirus « aidant », les quotidiens et périodiques ont du mal à
remplir leurs pages (imaginez la presse sportive, notamment…), les éventuels
lecteurs rechignent à aller se frotter aux autres chez les marchands de
journaux, les possibles annonceurs commencent à regarder de près leurs dépenses
publicitaires. En sus, comme si cela ne suffisait pas pour mettre en péril tout
le secteur, le principal distributeur de presse français, Presstalis, est au
bord du gouffre. Le tribunal de commerce a déjà prononcé la liquidation
judiciaire de ses filiales régionales et l’entité elle-même (qui a succédé aux
NMPP, Nouvelles Messageries de Presse Parisienne) est au plus mal. D’autant
que, dans un concentré de ce que l’humanité sait faire de « mieux »,
tous les acteurs du marché (Presstalis est un organisme paritaire, détenu et
géré en grande partie par les éditeurs de presse, une autre partie étant
administrée par la CGT) s’entre-déchirent : éditeurs de quotidiens et
éditeurs de magazines se combattent les uns contre les autres pour tenter de
conserver les meilleures « miettes » du gâteau alors que la CGT a
entamé depuis plusieurs semaines déjà une grève qui bloque la diffusion de la
plupart des titres (hors PQR, presse quotidienne régionale) dans bon nombre de
régions du pays. Bref, plutôt que de s’unifier pour tenter de répondre de façon
unie à la crise, chacun tire ce qu’il reste de la couverture à soi, sur l’air
du « mieux vaut mourir seul que vivre avec les autres ». Humain,
disais-je…
Partant de là, et en revenant sur
la baisse continue de la diffusion et des recettes publicitaires qui plombe le
secteur depuis des années, comment ne pas penser que, oui, « la presse est
morte » ? Certes, si tous les acteurs concernés continuent dans la
voie où ils se sont engagés, ils arriveront bien, effectivement, à
« tuer » la presse. Mais cela n’a rien d’inéluctable.
Sans se prendre pour un
« expert », ce qu’il n’est pas, l’auteur de ces lignes travaille
depuis déjà plus de 35 ans dans la presse « papier », un univers
qu’il aime mais qu’il voit se dégrader au fil du temps, à son grand regret.
Regret, parce qu’il considère que la presse pourrait aller mieux, pour peu que
l’on ait la volonté et l’imagination de la faire vivre.
D’aucuns se retranchent derrière le
classique « Internet a tué la presse » pour classer l’affaire.
L’auteur de ces lignes ne souscrit pas à cette affirmation. Certes, Internet a
cette capacité à relayer une information quasi-instantanément qu’aucun journal,
même quotidien, ne peut avoir. Et draine de ce fait une bonne part des recettes
publicitaires.
L’auteur de ces lignes a vécu de
près la mutation de la presse lorsqu’Internet a commencé à émerger. Dans de
nombreux groupes de presse, il a alors été investi de grandes sommes pour créer
des sites, avec rédactions pléthoriques et autres dépenses pas toujours
justifiées. En espérant tirer les marrons du feu sur ce nouveau média tout en
ne faisant plus rien pour leurs titres « papier ». Résultat :
les sites se sont révélés des gouffres financiers (la pub rapportait très peu à
l’époque) et les magazines ou journaux dépérissaient. La situation n’a guère
changé depuis, si ce n’est que les recettes publicitaires sur Internet ont
augmenté, sans toutefois rendre la plupart des sites d’information rentables.
En fait, il faut revenir encore
quelques années en arrière pour comprendre comment cette évolution a été rendue
possible. Lorsque l’auteur de ces lignes a commencé à travailler dans la
presse, au mitan des années 1980, la plupart des groupes de presse étaient
détenus par des sociétés plus ou moins familiales, en tout cas par des
dirigeants-actionnaires issus du monde de la presse, souvent passionnés par ce
secteur. Et donc connaisseurs des schémas économiques d’icelui : on peut
(très) bien vivre de la presse mais ce n’est certainement pas le secteur le
plus rentable de l’économie. Mais, pour de multiples raisons, l’ère des
« patrons de presse » s’est terminée, ils ont été au fil du temps
remplacés à la tête des groupes de presse par des sociétés ayant pour seul
horizon le bilan comptable et pour seul objectif les fameux « 15 % de
rentabilité ». À la clé, ils ont évidemment commencé par tailler dans les coûts,
en premier lieu en ciblant le poste de dépenses le plus évident, le personnel.
Les rédactions se sont donc recroquevillées comme peau de chagrin, avec comme
conséquence une baisse évidente de la qualité des contenus : comment mener
une enquête fouillée alors qu’on est censé « produire », comment
vérifier des informations lorsque l’on a X articles à finir dans les délais,
comment assurer la bonne tenue grammaticale et orthographique des articles alors
que la correctrice a été remplacée par le logiciel de correction de Word et ses
innombrables approximations, comment faire correctement le métier alors qu’on
n’est plus que trois pour remplir le journal qu’on faisait à six il y a encore
peu ?
Bien plus qu’Internet, c’est cela
qui a conduit au déclin de la presse « papier », tout comme
l’imprévoyance et le manque de vision des dirigeants de presse. Oui, on ne peut
nier qu’Internet a pris tout un pan de l’activité traditionnelle de la presse,
l’information brute. Mais la plupart des groupes de presse sont montés dans le
train du Web sans réfléchir une seconde à ce qu’il fallait faire pour maintenir
la presse « papier » dans une bonne santé économique. Ce qui est
malheureusement toujours vrai aujourd’hui : avez-vous constaté une
évolution du contenu et de la présentation des quotidiens et magazines depuis
l’avènement d’Internet ? Hormis, pour certains titres, une baisse de
qualité (aux raisons déjà expliquées…) notable, et un moins grand nombre de
pages de pub, ce ne doit pas être l’impression de grand-monde…
Pourtant, si l’on souhaite
pérenniser cette presse « papier » aujourd’hui mal en point, il est
évident qu’il faut songer à la « réinventer ». Certes, cela ne peut
se faire d’un coup de baguette magique, et l’auteur de ces lignes ne prétend
évidemment pas avoir « LA solution ». Pour autant, ne rien faire si
ce n’est se lamenter sur la baisse des revenus, sur la grève, sur la mort de
Presstalis ou quelqu’autre avanie ne mènera nulle part.
Alors, comment « réinventer »
la presse ? Certes, le monde actuel est ce qu’il est, avec des lecteurs
devenus des consommateurs d’Internet, de plus en plus habitués à lire sur un
smartphone des contenus lapidaires envoyés à jets continus sans aucune
hiérarchisation, la nouvelle la plus anodine ayant le même impact que la
« news » la plus importante – sachant par ailleurs que les
« chiens écrasés » et les articles « people » ou « à
sensation » font généralement bien plus de vues sur un site d’information
que des informations cruciales. Mais, pour autant, la presse
« papier » peut encore avoir de beaux jours devant elle. Pour preuve
un hebdomadaire comme le Canard Enchaîné, qui se porte très bien, merci pour
lui, et ce sans un centime de revenus publicitaires. Comment est-ce possible ?
Sans spécialement innover, le Canard a su maintenir au long des années la
qualité de ses informations, a su continuer à intéresser ses lecteurs, à leur
proposer des contenus inédits par ailleurs. On me rétorquera qu’il s’agit d’un
cas particulier oeuvrant sur un secteur tout aussi spécifique. Ce n’est pas
complètement vrai. D’autres titres, peut-être pas assez nombreux, se
maintiennent à de très bons niveaux de diffusion (et par voie de conséquence
économiques) dans de multiples secteurs de l’édition de presse. Le plus souvent
parce qu’ils proposent un contenu de qualité répondant aux aspirations d’une
cible de lectorat. C’est ce principe qui est transposable à n’importe quel
organe de presse « papier ».
Mais, aujourd’hui, avec les
bouleversements économiques en cours, cela ne suffira sans doute pas à
pérenniser une bonne partie des titres existants. Cela va être aux acteurs du
secteur de prendre les choses en main, d’arriver, répétons-nous, à se
« réinventer ». À la fois dans ce qu’ils vont proposer comme contenus
(et je parle là d’informations, pas de « contenus publicitaires »
ainsi que voudraient les mettre en avant certains groupes « de
presse », qui ne méritent pas ce qualificatif), dans leurs modes de
distribution (sans les délaisser, les marchands de journaux et les grandes
surfaces doivent-ils rester les seuls circuits de diffusion ?) et dans
leurs rapports avec les potentiels lecteurs. Sur ce dernier point, c’est à ces
acteurs de comprendre l’intérêt d’Internet. Plutôt que de se lamenter sur le
fait que de plus en plus de monde délaisse la presse au profit du Web, il
serait plus intéressant d’imaginer des solutions passant par Internet et/ou les
smartphones incitant ces personnes (j’allais écrire « consommateurs »
et puis brrr, nous sommes tous bien plus que simplement des portefeuilles sur
pattes !) à s’intéresser à un titre de presse et à aller l’acheter.
Certes, cela ne peut se faire sans
investissements. Mais quelle entreprise, tous secteurs confondus, peut se
pérenniser sans investir ? Il ne s’agit pas de défendre la
« croissance à tout prix », simplement de rendre une activité
rentable. En ce sens, tout est possible. Il n’existe pas une solution unique
qui conviendrait à tous les groupes de presse. Chacun doit examiner sa
situation, se poser les bonnes questions, trouver les solutions adéquates,
investir de manière avisée, utiliser les outils correspondant à sa situation. En
bref, c’est à chaque acteur du monde de la presse de déterminer comment il va
réinventer le secteur. Ce ne sera pas aisé, ce ne sera pas immédiat, tout le
monde n’y réussira pas, mais, sans volonté d’aller de l’avant, l’on sait déjà
comment tout cela se terminera.
Pour finir, une note d’espoir pour
la presse, et une information qui permet de « raccrocher » ce billet
au sujet principal du blog de ce cher Tenancier, le livre : lorsque les
premiers livres électroniques sont apparus au tournant des années 2000,
beaucoup prédisaient la fin rapide du livre « papier ». Vingt ans
plus tard, force est de constater que cela n’est pas vraiment le cas. Selon une
étude GfK parue l’année dernière, si l’on comptait en 2018 (en France) 2,3
millions d’acheteurs de livres numériques, ils ne représentaient même pas 10 %
de ceux qui achetaient des livres « papier », se comptant 28,9
millions. L’édition de livres a su « résister » à l’impact du
numérique. Et s’adapter à son avènement. Rien n’empêche la presse d’en faire de
même. Si la volonté et la créativité sont au rendez-vous…
Otto Naumme
PS : pour ceux qui
s’intéresseraient à la crise de Presstalis, les intéressants commentaires
d’Éric Fottorino, directeur de la publication de l’hebdomadaire « Le
1 » : https://le1hebdo.fr/journal/actualite/le1-presstalis-74.html#
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