Le
développement de l’édition sur beau papier fur la
conséquence des conditions économiques d’après-guerre. Si boulangers,
bouchers
et pompes funèbres n’hésitèrent pas à quintupler leur prix, sûrs qu’on
achèterait toujours du pain, du bifteck et des cercueils, les éditeurs
craignirent de perdre leur clientèle en suivant l’indice normal des
prix, leur
marchandise ne paraissant pas indispensable. Le livre courant vendu
avant la
guerre 3,50 fut timidement poussé à 6,75 ou 7,50, puis en 1926 à 12
francs. Il
résulta te cette pusillanimité que les éditeurs durent imprimer leurs
nouveautés sur des papiers de plus en plus médiocres. Or, toute une
classe de
Français a, par tradition, un goût de la bibliothèque qui se transmet
de
génération en génération. Sans être entiché de papiers extraordinaires
ou de
reliures de grand luxe, un sincère amateur de livres ne pouvait plus
constituer
de bibliothèque convenable avec les livres d’édition courante, dont le
papier équivalait
au torche-cul des livraisons populaires d’avant-guerre et ne manquerait
pas
d’être réduit en poussière au bout de quelques années. D’où l’habitude
prise
par un grand nombre de gens d’acheter leurs auteurs préférés en édition
sur un
papier supérieur, quitte si leur budget était restreint à n’acquérir
que deux
volumes au lieu de trois.
Avant la guerre, il était tiré pour de très rares amateurs
trois Chine, cinq Japon et dix Hollande de certains ouvrages. Seules de
grandes
vedettes, tels Rostand, Loti ou France, connurent quelques tirages
importants
sur papier de luxe. Après la guerre, il devint normal de tirer certains
ouvrages à plusieurs milliers d’exemplaires sur bon papier, destinés —
non
point comme certains l’ont cru — à des maniaques ou à des spéculateurs,
mais à
tout amateur désireux de conserver ses livres, l’édition courante
devant être
désormais réservée aux gens qui, dans le métro, coupent les livres avec
leurs
doigts ou les jettent par la fenêtre des trains après les avoir
parcourus.
Le prodigieux développement de l’édition dans
l’après-guerre, d’autre part, modifia la situation des éditeurs
vis-à-vis des
dépositaires de leurs marchandises. Jadis, le libraire, pour exercer
son
commerce, était trop heureux de recevoir des nouveautés. Du jour où,
dans une
véritable lutte au couteau, ils entreprirent de rivaliser dans le
lancement de
leurs « cracks », les éditeurs dépendirent beaucoup plus du
détaillant, dont il fallait s’assurer à tout pris le concours. D’où
assaut
d’amabilités, surenchère de remises et de délais de règlement. Avec le
succès
de l’édition de luxe, le rôle du libraire devint capital. La clientèle,
en
effet, ne dispose pas de ressources illimitées. Un grand libraire sait
exactement le budget que chacun de ses clients s’alloue par an pour sa
bibliothèque. Ce budget n’étant pas extensible, le client qui achète
telle
grosse pièce n’achètera pas telle autre. D’où l’importance de plus en
plus
grande du libraire, sinon du commis qui conseille l’acheteur ; et
handicap
forcé de toute nouvelle firme qui, en naissant, n’augmente nullement la
capacité générale d’achat de la clientèle, mais réclame simplement,
avec une
assez candide inconscience, un nouveau partage du gâteau.
La baisse du franc et la ruée des acheteurs sur toutes
sortes de marchandises eut une autre conséquence sur l’édition de
luxe, qui parut devoir procurer très rapidement de gros bénéfices.
Quantité d’individus complètement ignares se lancèrent dans l’édition
tandis
que certains écrivains, grisés par le succès, s’efforçaient de tirer
parti avec
un complet cynisme de la vogue du moment.
Côté éditeur, aurai-je la cruauté de citer certaines firmes
montées en quinze jours pour éditer n’importe quoi sur n’importe quel
papier,
avec n’importe quelle typographie… mais pas à n’importer quel
prix ?
Côté auteur, certains écrivains, après avoir rédigé en sept
semaine un roman comportant sept chapitres, firent paraître de mois en
mois,
dans des maisons différentes, chaque chapitre en plaquette de luxe,
illustrée
ou non, puis rassemblèrent ensuite en un volume — avec de nombreux
grands
papiers — les sept chapitres de leur roman, déjà édités séparément.
C’étaient d’assez fâcheux procédés.
Bernard Grasset, qui dans La Chose littéraire a tracé
une sorte de panorama de la librairie
pleins d’aperçus ingénieux et avec un détachement apparent des
contingences
commerciales, déclare que les deux facteurs du succès de l’édition
furent :
1° L’esprit de spéculation :
« Les Français, écrit-il, imaginèrent de monnayer en
quelques sorte la postérité, en attribuant à tel ou tel livre, dès sa
publication, une valeur qu’il aurait acquise, suivant la logique des
choses,
que deux ou trois cents ans après… »
Il oublie de dire que c’est lui-même qui organisa la
spéculation chez les petits avec le lancement de ses fameux
Cahiers verts à 5 francs l’édition originale tirée à 7 000
exemplaires.
2° Le snobisme :
« Dieu merci ! on n’achète pas seulement des
livres pour les revendre : certains en achètent pour les
montrer ! Et
ici nous reconnaissons un autre trait de notre époque, la forme
littéraire du
snobisme. »
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