![]() |
Maquette de David Pearson
Toujours est-il qu’Archibald Rapoport lorsqu’il entre dans
sa trente-sixième année vit seul, occupe ses loisirs à philosopher,
exerce le
métier de malfaiteur, pratique le vol à main armée. Il aime, dans sa
condition
de voyou, qu’elle ne soit pas conforme à sa nature, qu’elle y soit
étrangère.
Je hais la violence, pense-t-il et les humiliations que j’inflige
m’écorchent
et me bouleversent. Je suis fait pour l’étude et le silence, la
science, et
j’ai passé ma vie à violer, à meurtrir en moi les intimes tendances qui
me
poussent aux plaisirs paisibles du savoir et du bonheur, j’en ai
constamment
étranglé les nostalgiques sursauts. Mais il jouit du contraste incongru
qui
oppose ses inquiétudes philosophiques et les préoccupations criminelles
attachées à son existence de bandit professionnel : il est dans
une
absurdité palpable, un déchirement concret qui l’extasie d’une
voluptueuse
amertume. Mais il advint qu’un jour il fut saisi d’une frayeur profonde, métaphysique : il désira qu’on sût ce qu’il avait été. Il désira qu’on le connût, enfin, après sa mort : il fallait qu’il meure pour que cette connaissance publique ne le violât point. Il forma le projet d’écrire, et de périr pour que le récit de sa vie pût être publié. L’écriture regarde la mort, pensait-il, l’idée de la mort, sa vision, la pénètre et transperce de toutes part, et le nom des écrivains sur la couverture des livres, préfigure leur pierre tombale : je donnerai un sens à cette image. Il avait toujours connu le désir endeuillé d’écrire et, parmi les raisons qui avaient empêché qu’il le fit, il y avait surtout la sensation qu’écrire était une lâcheté, une façon d’assouvir désirs, fantasmes et rêves dans une fiction susbtitutive, au lieu de les accomplir. « J’aime trop vivre, disait-il, pour pouvoir écrire. » (« J’écrirai quand je ne banderai plus », disait-il aussi.) Et la publicité de l’écriture, qui abolit l’anonymat, supposait, lui semblait-il, le désir terrifié d’échapper aux signes funèbres de la solitude. Mais il n’écrirait qu’au moment où il serait dans une confrontation inévitable et cristalline avec la mort — qui inclurait une contemplation constante —, il écrirait quand sa vie consisterait exclusivement à mourir, il ferait seulement le récit de sa vie et son livre ne paraîtrait qu’il eût, lui, disparu : il avait décidé qu’en vertu des multiples articles du Code pénal relatifs au châtiment du meurtre, il serait condamné à mort et exécuté. (Ainsi il n’aurait pas sépulcre manifeste et son corps scindé pourrait, dans une fosse commune, au carré des suppliciés de quelque cimetière parisien, pourrir. Et il éviterait ainsi l’insupportable attente de la mort naturelle qui, telle un fondamental cancer, le dévorait.) Je tuerai un policier, chaque jour, six jours durant, avait-il résolu et pensé un matin, les yeux figés sur le suave roulement de hanche d’une capiteuse courtisane qu’il avait séduite. Alors commence vraiment l’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, l’aventure cassée d’un penseur qui tue pour écrire, meurt pour être lu et défini. Il va pourtant de soi qu’Archibald possédait quelques autres raisons diverses, de vouloir mourir et d’œuvrer en faveur de cette mort. |
![]() |
![]() |
![]() |
Philologie et histoire
naturelle
Deux individus s’affrontent et gesticulent : deux tomates explosives. Soudain cette tornade devient bonace : ces deux citoyens, également français, s’aperçoivent qu’ils ne parlent pas la même langue — d’où leur différend — mais qu’ils se trouvent d’accord cependant ! Ils se réconcilient, s’embrassent ; ainsi la plupart de nos querelles viennent de ce que l’on ne s’entend pas exactement sur le sens des mots. Le mot de Bibliophile n’échappe pas à cette règle. Évidemment, l’étymologie nous enseigne que Bibliophile veut dire « qui aime les livres ». Mais il y a tant de façons d’aimer les livres ! Chacun aime les livres à sa façon et affirme de cette manière sa personnalité et son sens de la langue… Dis-moi qui tu lis, je te dirai qui tu es. Le livre est une pierre de touche. Et puis il y a aussi les gens qui aiment les livres et qui ne lisent que leur journal et leur livre de comptes… La définition du Bibliophile devient donc difficile. Nous avons renoncé à en énoncer une qui satisfasse tout le monde. Tout au plus peut-on dire que le Bibliophile est un mammifère, bipède et bimane, à langage articulé. On en compte deux espèces : le Bibliophile qui lit et le Bibliophile qui ne lit pas. Chacune de ces espèces comporte plusieurs variétés dont on trouvera plus loin la description. On rencontre aussi des sujets qui échappent à toute classification : ce sont des hybrides nés du croisement de deux variétés différentes. Du point de vue scientifique ils offrent un intérêt de curiosité, leur rareté même est un attrait ; du point de vue social ils sollicitent moins l’attention, car, comme tous les mulets, ils n’ont aucune progéniture. |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
|
![]() |
![]() |
![]() |