Lard-Frit n°3, à commander ici.
… et à ceux pour lesquels ce titre rappellerait de bons souvenirs, on peut se rafraîchir la mémoire là.
La mère et sa toute jeune fille dans
la boutique, déambulant et consultant avec délicatesse. L'une au rayon
sciences
humaines, l'autre devant la poésie. Puis le coin histoire de France,
longuement, et la littérature. Les beaux-arts, puis l'antiquité. Calme, silence, lecture. Et là, le relou qui entre en trombe avec son agitation et ses réflexions sur le « foutoir dans ces bouquineries ». |
« Reconnaître un provocateur n’exige aucun talent vraiment excessif. Dans une ardeur protestataire, le provocateur s’attache volontiers à dénoncer un méfait particulier du système — à l’exclusion de tout le reste, qui le produit pourtant, l’exige même et suscite d’autres calamités tout aussi remarquables. Le provocateur ne se contente pas de décrier telle source d’énergie au profit de telle autre qui serait moins immédiatement dévastatrice, mais rejette obstinément la question élémentaire : à quoi servent aujourd’hui ces quantités monstrueuses d’énergie ? Dans l’« épidémie » d’immuno-dépression actuelle (recrudescence mondiale des infections et des cancers) le provocateur met en avant le « scandale du sang contaminé » qui n’a pris une telle importance médiatique que parce qu’il soutenait apparemment la cause virale d’un désastre morbide dont les cofacteurs sont tout autres. Le provocateur dénonce encore avec véhémence les mafias de la drogue, leur personnel et leurs complices pour masquer ce scandale principal que tant de gens ont besoin de drogues aujourd’hui pour supporter leurs conditions effroyables d’existence. Le provocateur dénonce donc beaucoup de scandales particuliers pour cacher ce scandale absolu : comment les hommes peuvent-ils êtres contraints de vivre ainsi ?
Quand il arrive au contraire au provocateur d’évoquer la cohérence du système qui l’inclut, il se montre cette fois étonnamment incapable d’utiliser ses lumières pour exposer utilement un quelconque effet fâcheux de ce système. Sa science factice lui coupe littéralement le sifflet. Il n’en a pas l’usage parce que le sujet de cette connaissance lui est si étranger qu’il est sincèrement convaincu de son inexistence.
Ce sujet de la critique à partir duquel se dévoile la cohérence du monde et la possibilité de le transformer, se connaît donc suffisamment à ce qu’il produit, qui est son critère d’authenticité et son blanc-seing. Au contraire, le provocateur présente de soi-même une image falsifiée, épurée, améliorée, pour coïncider après coup avec le rôle qu’il croit être le sien : simple label pour une publicité.
Le provocateur dont il est question ici est certainement différent de l’agent de police du siècle dernier. Celui-ci travaillait pour un service spécialisé qui le rémunérait à la tâche. Le provocateur moderne travaille d’abord, et plus efficacement encore, pour une machine qui le programme sans cesse à son usage. Ainsi, il n’est pas trop difficile de reconnaître très vite un provocateur à qui croit devoir s’en donner la peine. Mais cette peine est peut-être désormais superflue. »
Michel Bounan : L’art de Céline et son temps (1997)