vendredi 26 mars 2021

Tout l'univers

Laurence Michel est une femme qui a choisi d'être heureuse...
Elle est pourvue du don de l'expression. Toute description de nature ou de plat cuisiné est commandée par la hiérarchie tyrannique des cinq sens et occasionne comme un voyage oriental autour de sa bibliothèque où Colette occupe une grande place.
ArD
 
J'ai huit ans.
Le maître du Cours moyen a fini par me placer juste à côté de la bibliothèque scolaire pour que je puisse prendre un volume sans déranger quand j'ai fini un exercice en avance.
Je suis en enchantement, impression de boire tout le savoir du monde (le titre !) en 21 tomes.
Je les ai tous lus cette année-là, sans sauter une page.
C'était la première fois que je ne ressentais pas l'impression de rester sur ma faim (d'apprendre).
Je les ai revus depuis ces gros volumes rouges, ils sont aujourd'hui un peu désuets... Les planches des « toutes dernières technologies » feront sourire. Entre autres.
J'en ai récupéré un peu dans une poubelle. Dépareillés et bien déchirés.
Mais voilà, un de ceux-qui-ne-peuvent-viscéralement-pas jeter-un-livre va préparer un colis bien lourd et bien gros, avant de l'apporter dans un Mondial Relay, parce qu'il est mon frère d'encre et de papier.
(Le « HORD FRAIS D'ENVOI » ou pas, il a gagné sa part de paradis !)
Et le site refait la géniale folie de l'envoi à deux euros quel que soit le poids.




 Jojo les bonnes affaires.
C'est le nom du relais où je viens de récupérer Tout l'univers.
J'y étais déjà allée, le gars qui tient ce très petit magasin où tout est en vrac a des dreadlocks jusque là où le dos perd son nom.
Je préviens qu'il s'agit d'un carton très gros et très lourd, une encyclopédie. Il demande en souriant (il sourit tout le temps) : « Tout l'univers ? »
Bien étonnée, je remarque : « Vous êtes trop jeune pour l'avoir connue à l'école ! »
Il m'a expliqué qu'il l'avait chez lui quand il était enfant, sa mère s'était ruinée pour la payer à sa sœur aînée, huit mille francs ! Et qu'à présent les gens la jettent parfois...
Je raconte le monsieur qui me l'a donnée, qui s'est donné bien du mal à emballer et déposer.
Commentaire cette fois sérieux de mon rasta préféré : « J'aurais fait pareil. »
Il (heureusement) a porté le colis et l'a déposé dans ma voiture, je n'ai plus qu'à les sortir un par un !
 
Laurence Michel

lundi 22 mars 2021

Une historiette de Béatrice

— Dites, ce numéro spécial que vous vendez 70 euros, certains marchands le font à 30 euros sur ebay
— Oh mais vous devriez l'acheter sur ebay alors !
— Mais en fait je voulais savoir si vous me le laisseriez à ce prix-là.
— Non.

samedi 20 mars 2021

Cher Monsieur Barlow

Dans le courrier, avec le manuscrit d’un de mes romans que me renvoyait un agent de New York, j’ai trouvé une lettre. Je l’ai lue en buvant une bière et en fumant une cigarette. Elle disait (en plus de « Cher Monsieur Barlow ») :
 
Nous vous renvoyons votre roman, non parce qu’il n’est pas publiable, mais parce que le marché, actuellement, n’est guère réception à des histoires de camionneurs ivres transportant du bois, de bouseux et de chasse au cerf. Nos remarques concernent davantage la mise sur le marché de ce roman que la possibilité pure et simple de le publier. Bien qu’il soit très drôle en beaucoup d’endroits et extrêmement bien écrit, avec une bonne intrigue et de belles descriptions, qu’il soit dépourvu de fautes d’orthographe ou typographiques, nous ne pensons pas que nous puissions le placer. En revanche, c’est avec grand plaisir que nous lirons d’autres choses de vous, soit déjà écrites, soit que vous écrirez à l’avenir.
 
C’était signé par un quelconque connard. Je n’ai pas lu son nom. J’ai glissé une feuille de papier dans la machine et j’ai rédigé la réponse :
 
Vous, monsieur, n’êtes qu’un ignare. Comment pouvez-vous savoir que ça ne se vendra pas, bordel, si vous n’essayez même pas ? Et puis, est-ce que vous croyez que je peux vous en chier un autre en cinq minutes ? Ce putain de roman m’a pris deux ans de travail. Avez-vous la moindre idée de ce que ça coûte à quelqu’un ? Vous aimez jouer au Dieu tout-puissant avec nous, là-haut. Vous avez gardé mon manuscrit trois mois sans même le faire passer à des éditeurs. Alors que moi, pendant ce temps-là, je croyais que quelqu’un se tâtait pour l’acheter. Je vous botterais le cul. Je vous défoncerais à coup de pompes et j’y ferais un trou boueux que j’essuierais avec mes semelles. Espèce de bouffeur de merde. Je vous souhaite de perdre votre job. De toute façon vous le faites comme un con. Je souhaite que votre femme vous file une chaude-pisse. J’aimerais bien que vous fassiez mon boulot et moi le vôtre. Ça vous dirait, de peindre quelques maisons par quarante degrés ? Je peux vous garantir que c’est pas si marrant que ça. Je vous souhaite de vous faire écraser par un taxi en rentrant chez vous. Et puis de crever au bout d’un mois dans des douleurs atroces.
 
J’ai remonté la feuille et je l’ai lue. Elle m’a parue pas mal. Elle exprimait exactement ce que j’éprouvais. Grâce à elle, je me sentais bien mieux. Je l’ai relue, puis je l’ai sortie de la machine, je l’ai déchirée et je l’ai jetée. C’est alors que je me suis mis à mon histoire.
À quatre heures du matin, j’y étais encore. J’aimais bien travailler en pleine nuit. Il n’y avait de bruit nulle part. Rien n’obligeait mon esprit à se détourner de ce que j’avais juste devant moi.
J’ai terminé cette nouvelle, je l’ai lue, j’ai pris une enveloppe, rédigé l’adresse, collé les timbres et mis les feuillets dedans. Je l’ai portée à l’extérieur, dans la boîte aux lettres au bout de l’allée. Je savais qu’elle allait rester quelques temps loin de moi et qu’elle me reviendrait sans doute avec quelques mots superbes sur la lettre de refus.
Je frappais à la porte. Il y avait des années que je frappais, mais il leur en fallait, tu temps, pour me laisser entrer.
Je suis revenu dans la maison, j’ai éteint les lumières et je suis allé au lit. Seul.
Larry Brown : 92 jours
Nouvelle (1990), in : Dur comme l’amour Traduit de l’américain par Pierre Furlan, Gallimard, 2001