Le Petit Parisien, 21 décembre 1911
(Trouvé par le truchement de Gallica)
(Trouvé par le truchement de Gallica)
Dans
les
bus
parisiens il y a des petits écrans horizontaux sur lesquels défilent
des
informations concernant le trajet, le moment du départ, etc. Hier, sur
la ligne
27, défilait la recommandation suivante : « Signalez-nous tout
comportement anormal. » Autour de moi, une douzaine de personnes assises, toutes le nez et le regard plongés sur leurs téléphones mobiles. Sauf une jeune femme en train de lire un livre. Je suis allé la signaler au chauffeur. |
Le blogue de Floréal, c'est ici. |
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À une
devanture de librairie, j’ai aperçu Le
Rouge et le
Noir de Stendhal. L’envie m’a pris de relire cet admirable livre
et je l’ai
acheté. Comme le libraire avait une bonne tête, je lui ai
demandé :
— Vous n’auriez pas du même auteur, Pair et impair ou bien Manque et passe ? Et le commerçant, avec un aplomb infernal m’a répondu : — Pas pour le moment, monsieur, mais si vous le désirez, je peux vous le faire venir. Alphonse
Allais
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Le blog était en sommeil tout cet été. La faute incombe à l’impéritie du Tenancier, mais également à quelques contraintes qui le rendent moins disponible ces derniers temps. Tout de même, on va se livrer à quelques efforts, même si l’on ne garantit pas une présence assidue. On s’en voudrait de laisser ce coin en déshérence trop longtemps. |
La
typographibilité du fromage de Gruyère est une de ces
questions — je m’en doutais bien — qui ne peuvent manquer de
passionner tout être tant soit peu possédé de l’angoisse du demain
industriel.
(Si « angoisse » semble à
certains un trop
fort mot, mettons « curiosité » et n’en
parlons plus.) La divulgation de cette étrange aptitude du fromage de Gruyère à remplacer avantageusement la pierre lithographique m’a valu une recrudescence de communications attestant chez nos lecteurs, jointe à un courageux mépris des sentiers battus, une ingéniosité toujours en éveil. Les grincheux, comme il fallait s’y attendre, ne manquent pas non plus, qui, devant la marche triomphale du progrès, dressent la sotte barricade de la routine et sèment sous les pas de l’idée fraîche éclose les agressifs tessons de bouteilles du plus ténébreux obscurantisme. Haussons les épaules et passons. Ce surtout que l’on reproche au fromage de Gruyère, comme moyen de reproductions graphiques, c’est d’abord l’inconvénient qu’il possède d’être criblé d’yeux, c’est-à-dire de trous plus ou moins volumineux, inconvénient, reconnaissons-le, bien susceptible d’arrêter un esprit moins résolu que le nôtre. Son odeur, également, prête à mainte plaisanterie facile : — Ce que ça fouettera, s’écrie trivialement un de nos correspondants, dans votre établissement de gruyérographie ! Des troisièmes enfin ne croient pas notre fromage capable de supporter l’énorme charge qu’entraîne l’impression sur papier : — Des clichés métalliques eux-mêmes, objectent ces messieurs, s’écrasent rapidement à ce métier. Que sera-ce donc, avec vos pauvres quatre ronds de fromgi !... Etc., etc., etc. Le plus triste, c’est que toutes ces désobligeantes réflexions reposent sur un incontestable fond de vérité : oui, son odeur n’est pas de celle qu’on recherche pour le mouchoir, et oui, sa résistance aux fortes pressions est illusoire. Au moment où, découragé de mener à bien cette intéressante entreprise, j’allais jeter le manche après la cognée, un inconnu sonnait à ma porte, un citoyen de la libre Helvétie, un grand fabricant du fromage de Gruyère. — Bonjour, monsieur, me fit le robuste montagnard et, au nom de ma généreuse patrie, merci ! Puis le monsieur m’expliqua qu’une crise sévit sur son industrie et que, de même le Midi pâtit de la mévente des vins, de même la Suisse connaît celle non moins douloureuse du fromage de Gruyère. — Heureusement, ajouta-t-il poliment, que vous étiez là, cher monsieur, pour empêcher la catastrophe définitive. Mais permettez-moi de vous faire remarquer que vous faites fausse route en voulant remplacer par du gruyère l’ancienne pierre lithographique. Là ne gît pas la sage solution du problème. — Et, cher monsieur, où gît-elle, la sage solution du problème ? — Là ! Et l’homme sortit de sa serviette une large feuille que je pris d’abord pour une feuille de papier, mais qui, je m’en aperçus tout de suite, n’était autre qu’une feuille extrêmement mince de fromage de Gruyère, d’une blancheur, d’une souplesse, d’une homogénéité parfaites ; et, de trous, pas la moindre trace. — J’ai réalisé cette feuille en fondant du gruyère à une certaine température et en découpant le bloc ainsi obtenu par feuilles minces, grâce à un couteau mécanique qui peut débiter, à l’heure, des milliers de feuilles semblables à celle que vous avez dans les mains. Bien que d’un prix légèrement supérieur à celui du papier, ces feuilles de gruyère remplaceront facilement ce dernier, aussi bien dans la confection de livres que dans celles des journaux, car elles présenteront sur lui l’avantage une fois lues, de pouvoir servir à l’alimentation. — Parfait ! parfait ! — Il faudra bien entendu, pour que la comestibilité en soit sans danger, qu’on emploie une encre d’imprimerie spéciale, tel, par exemple, un amalgame de truffes et de jaune d’œuf. — Et c’est désormais que les expressions « déguster une chronique » ou « dévorer son feuilleton » pourront se prendre au pied de la lettre. — De même qu’on pourra parler sans hyperbole de « lectures substantielles ». |
Alphonse Allais |
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La bonne de Gaston mentait si
tellement Que le pauvre aima mieux trancher sa destinée. MORALE : Les personnes dont la bonne ment Expirent avant la fin de l'année. Alphonse Allais |
Rien
n’est plus destructeur qu’une
imprimerie ; elle
ébranle une maison jusque dans ses fondements. Les coups redoublés et
la
pesanteur d’une presse endommagent un plancher, si fort qu’il
soit : ce
qui fait que beaucoup de personnes ne se soucient pas, surtout à paris,
de
louer une maison à une imprimerie ; car il est prouvé qu’une
imprimerie
dans une maison neuve, la met au bout de dix ans au niveau d’une bâtie
trente
ans auparavant. N’est-ce point là une image de la force morale de l’imprimerie ? Elle ébranle les préjugés ; elle démolit le vieux temple de l’erreur ; elle abat les masures des siècles, leurs lois usées et impertinentes. On abuse sans doute de cet art utile ; mais de quoi n’abuse-t-on pas ? La boussole qui n’eût dû servir qu’à rapprocher les peuples, qu’à les lier ensemble, la boussole leur sert à promener leur fureur. La poudre à canon, au lieu de faire la guerre aux bêtes malfaisantes, sert à écraser les villes et à exterminer les hommes. Le temps du moins nous venge d’un sot livre ; et la raison reprenant tous ses droits, l’envoie du magasin chez l’épicier. Les rois sont devenus auteurs, et auteurs volumineux. Les édits, ordonnances, déclaration, etc., de Louis XIV et de Louis XV, forment plus de quarante volumes in-folio. Une seule feuille d’impression rapporte au souverain plusieurs millions, mais il ne dépense plus rien pour mettre sous presse. Le directeur de son imprimerie rend encore 15 000 livres par au trésor royal. Quand les rois impriment, leur imprimerie est bien gardée ; on ne leur vole pas leur feuilles pour les contrefaire ; rien n’échappe, rien ne transpire ; ordinairement les ouvriers ne sortent pas. Mais l’imprimerie a une telle tendance à la publicité qu’il arrive quelquefois qu’on connaît la nature de l’ouvrage royal, et que, malgré les doubles sentinelles et les barrières impénétrables, une feuille se glisse au-dehors, et une fois échappée, c’est assez pour remplir l’univers. L’imprimerie est comme le feu électrique qu’on ne peut enchaîner qu’un instant, et qui revole sans cesse dans l’espace. Béni soit l’inventeur des lettres et de l’écriture ! Mais béni soit surtout l’inventeur de l’imprimerie qui propage les grandes idées et les belles images ! Avant l’imprimerie, les livre sétaient plus rares et plus chers que les pierreries. Nos aïeux ne lisaient point ; aussi étaient-ils féroces et barbares. Aujourd’hui vous voyez une soubrette dans son entresol, et un laquais dans une antichambre, lisant une brochure. On lit dans presque toutes les classes, tant mieux ! Il faut lire encore davantage. La nation qui lit, porte en son sein une force heureuse et particulière, qui peut braver ou désoler le despotisme, parce que rien n’est si contraire, si opposé au despotisme, qu’une raison sage et éclairée. Hé ! le moyen qu’un homme instruit de sa grandeur et de ses droits, puisse jamais se résoudre à devenir un vil esclave ! Jadis les Hollandais, aujourd’hui les Suisses, vendent et impriment les disputes théologiques, politiques et littéraires de toute l’Europe, et s’embarrassent fort peu qu’elle opinion doit dominer. |
Louis-Sébastien Mercier : Tableau de Paris — Chapitre DCCLVI |
[…] Si
François Coppée, qui était de petite santé, n’avait
pas un gros appétit, Catulle Mendès affirmait qu’on doit manger pour
vivre, et
qu’on doit vivre pour bien manger. Quand il m’arrive de songer à lui, c’est presque toujours à table que je le revois. Avec ses cheveux d’ancien blond envolés sur le col de son veston en boucles légères, sa cravate blanche négligemment nouée qui mettait sous sa barbe un flottement de papillon, avec sa belle tête lourde de vieux poète ou de vieux calife, toujours un rien débraillé comme les bohèmes qui préféraient les brasseries aux salons, magnifique à voir, il était de ces hommes qui président naturellement la table où ils sont assis. Il pouvait dire comme le seigneur Don Quichotte aux rustres : « Manants, le haut bous est celui où je suis toujours placé ! » Il était non seulement un convive plein d’autorité et de goût, mais il savait lui-même, aussi bien que le plus expert des cuisiniers, confectionner une carpe au bleu, des suprêmes de bécasses, un lièvre à la royale, et quel prodigieux connaisseur de vins ! Catulle Mendès avait l’invitation facile et l’on ne peut dire de lui que ce qu’on disait de Sainte-Beuve et d’Alfred de Vigny, à savoir que personne n’avait jamais vu la couleur de leur potage. J’ai vu autour de sa table, jeune poète ébloui, Sarah Bernhardt, et Antoine Mounet-Sully et Dujardin-Beaumetz, Georges Courteline et Léon Dierx et tant d’autres écrivains, auteurs dramatiques et artistes. Un jour, on servit des truffes sous la serviette. Il n’y en avait pas une pour chacun, parce qu’on les avait offertes à Mendès et que nous étions trop de convives. Il fut sublime. « Mas amis, dit-il, nous sommes neuf, il y a cinq truffes… Excusez-moi… On ne peut pas les partager, cela ne rimerait à rien, et puis… puis… je souffrirais trop de vous les voir manger !... » Sarah Bernhardt cria de sa belle voix qui, à cette époque, ne sonnait plus d’or pur, que c’était ignoble, et Catulle Mendès en mangeant seul l’assiette de truffes, lui dit : « Sarah, vous savez quelle admiration j’ai pour vous, mais vous n’entendez rien à la cuisine. Vous êtes capable de vous régaler avec des haricots verts de conserve, autour d’un bifsteack cuit sur un réchaud à pétrole !... » Je n’ai jamais oublié cela. |
Léo Larguier : Les écrivains à table (III) in : Grandgousier, revue de gastronomie médicale (nov.-déc. 1949) — (Le titre est du Tenancier). |
Je vous
mets au défi de trouver un Bourgeois qui ne soit pas
poète à ses heures. Ils le sont tous, sans exception. Le Bourgeois qui
ne
serait pas poète à ses heures serait indigne de la confrérie et devait
être
renvoyé ignominieusement aux artistes, à ces espèces d’esclaves qui
sont poètes
aux heures des autres.
Par exemple, il est un peu difficile de comprendre et d’expliquer ce que peut bien être cette poésie aux heures du Bourgeois. Supposer un instant que cet huissier se repose des fatigues de son ministère en taquinant la muse, qu’il se console du trop petit nombre de ses exploits en exécutant des cantates ou des élégies, serait évidemment se moquer de ce qui mérite le respect. Ce serait, si j’ose dire, une idée basse. Le Bourgeois n’est pas un imbécile, ni un voyou, et on sait que les vrais poètes, ceux qui ne sont que cela et qui le sont à toutes les heures, doivent être qualifiés ainsi. Lui est poète en la manière qui convient à un homme sérieux, c'est-à-dire quand il lui plaît, comme il lui plaît et sans y tenir le moins du monde. Il n’a même pas besoin d’y toucher. Il y a des domestiques pour ça. Inutile de lire, ni d’avoir lu, ni seulement d’être informé de quoi que ce soit. Il suffit à cet homme de s’exhaler. L’immensité de son âme fait craquer l’azur. Mais il y a des heures pour ça, des heures qui sont les siennes, celle de la digestion, entre autres. Quand sonne l’heure des affaires, qui est l’heure grave, les couillonnades sont immédiatement congédiées. — Être poète à ses heures, rien qu’à ses heures, voilà le secret de la grandeur des nations, me disait dans mon enfance, un bourgeois de la grande époque. |
Léon Bloy : Exégèse des lieux communs (1902) |
(Janvier
1945) Ce qui prouve aujourd’hui qu’un livre a du succès, c’est qu’il ne figure à aucun étalage. Par suite de tirages restreints, les libraires n’exposent en montre que les pannes et vendent les livres recherchés aux meilleurs de leurs clients, en douce, à l’intérieur. |
Jean Galtier-Boissière : Mon journal depuis la Libération (1945) |
Usés,
sales, déchirés, ces livres en cet état attestent qu’ils
sont les meilleurs de tous ; et le critique hautain qui s’épuise
en
réflexions superflues, devrait aller chez le loueur de
livres, et là voir les brochures que l’on demande, que l’on
emporte et auxquelles on revient de préférence. Il s’instruirait
beaucoup mieux
dans cette étroite boutique que dans les poétiques inutiles dont il
étaie les
frêles conceptions. Les ouvrages qui peignent les mœurs, qui sont simples, naïfs et touchants, qui n’ont ni apprêt, ni morgue, ni jargon académique, voilà ceux que l’on vient chercher de tous les quartiers de la ville, et de tous les étages des maisons. Mais dites à ce loueur de livres : Donnez-moi en lecture les œuvres de M. de La Harpe ; il se fera répéter deux fois la demande, puis vous enverra chez un marchand de musique, confondant (sous le vestibule même de l’Académie) l’auteur et l’instrument. Grands auteurs ! allez examiner furtivement si vos ouvrages ont été bien salis par les mains avides de la multitude ; si vous ne vous trouvez pas sur les ais de la boutique du loueur de livres ; ou si vous y trouvant, vous êtes encore bien propres, bien reliés, bien intacts, faits pour figurer dans une bibliothèque vierge, dites-vous à vous-même : J’ai trop de génie, ou je n’en ai pas assez. Il y a des ouvrages qui excitent une telle fermentation, que le bouquiniste est obligé de couper le volume en trois parts, afin de pouvoir fournir à l’empressement des nombreux lecteurs ; alors vous payez non par jour, mais par heure. À qui appartiennent de tels succès ? Ce n’est guère aux gens tenant le fauteuil académique. Ces loueurs de livres n’en connaissent que les dos et ils ressemblent en cela à plusieurs bibliothécaires et à quelques princes, qui ont une bibliothèque ordinairement assez utile aux autres. Une mère dit à sa fille, je ne veux point que vous lisiez. Le désir de lecture augmente en elle : son imagination dévore toutes les brochures qu’on lui dérobe ; elle sort furtivement, entre chez un libraire, lui demande la Nouvelle Héloïse, dont elle a entendu prononcer le nom : le garçon sourit ; elle paie, et va s’enfermer dans sa chambre. Quel est le résultat de cette jouissance clandestine ? Je dois mon cœur à mon amant : quand je serai mariée je serai toute à mon époux. |
Louis-Sébastien Mercier : Tableau de Paris — Chapitre CCCLXXVII |
(Décembre
1944) Les poètes qui adressaient aux feuilles clandestines leur copie dactylographiée, et signée d’un pseudonyme, couraient tout de même un peu moins de danger que les typos qui la composaient. On ne glorifie pas assez le typo. |
Jean Galtier-Boissière : Mon journal depuis la Libération (1945) — p.91 |
Les
mouchards font surtout la guerre aux colporteurs, espèce
d’hommes qui font trafic des seuls bons livres qu’on puisse encore lire
en France,
et conséquemment prohibés.
On les maltraite horriblement. Tous les limiers de la place poursuivent ces malheureux qui ignorent ce qu’ils vendent, et qui cacheraient la Bible sous leurs manteaux, si le lieutenant de police s’avisait de défendre la Bible. On les mets à la Bastille pour des futiles brochures qui seront oubliées le lendemain, quelquefois au carcan. Les gens en place se vengent ainsi des petites satires que leur élévation enfante nécessairement. On n’a point encore vu de ministres dédaigner ces traits obscurs, se rendre invulnérable d’après la franchise de leurs opérations, et songer que la louange sera muette tant que la critique ne pourra librement élever sa voix. Qu’ils punissent donc la flatterie qui les assiège, puisqu’ils ont tant peur du libelle qui contient toujours quelques bonnes vérités. D’ailleurs, le public est là pour juger le détracteur ; et toute satire injuste n’a jamais circulé quinze jours sans être frappé de mépris. Souvent les préposés de police, chargé d’arrêter ces pamphlets, en font le commerce en grand, les distribuant à des personnes choisies, et gagnent à eux seuls plus que trente colporteurs. Les ministres se trompent réciproquement quand ils sont attaqués de cette manière ; l’un rit de la grêle qui vient de fondre sur l’autre, et favorise sous mains ce qu’il paraît poursuivre avec chaleur. L’histoire de la Correspondance du chancelier Maupeou (ce livre qui, après l’avoir ridiculisé, l’a enfin débusqué) mettrait dans un jour curieux les ruses obliques et les bons tours que se jouent les ambitieux dans les chemins du pouvoir et de la fortune. On n’imprime plus à Paris, en fait de politique et d’histoire, que des satires et des mensonges. L’étranger à pris en pitié tout ce qui émane de la capitale sur ces matières. Les autres objets commencent à s’en ressentir, parce que les entraves données à la pensée se manifestent jusque dans les livres de pur agrément. Les presses de paris ne devraient plus servir que pour les affiches, les billets de mariages et les billets d’enterrements. Les almanachs sont déjà un objet trop relevé, et l’inquisition les épluche et les examine. Quand je vois un livre revêtu de l’autorité du gouvernement, je parie, sans l’ouvrir, que ce livre contient des mensonges politiques. Le prince peut bien dire, ce morceau de papier vaudra mille francs ; mais il ne peut pas dire que cette vérité ne soit plus qu’une erreur. Il le dira, mais il ne contraindra jamais les esprits à l’adopter. Ce qui est admirable dans l’imprimerie, c’est que ces beaux ouvrages, qui font l’honneur de l’esprit humain, ne se commandent point, ne sepaient point. Au contraire, c’est la liberté naturelle d’un esprit généreux, qui se développe malgré les dangers, et qui fait un présent à l’humanité, en dépit des tyrans. Voilà ce qui rend l’homme de lettres si recommandable, et ce qui lui assure la recommandation des siècles futurs. Ces pauvres colporteurs qui font circuler les plus rares productions du génie, sans savoir lire, qui servent à leur insu la liberté publique pour gagner un morceau de pain, portent toute la mauvaise humeur des hommes en place qui attaquent rarement l’auteur, dans la crainte de soulever contre eux le cri public, et de paraître odieux. |
Louis-Sébastien Mercier : Tableau de Paris — Chapitre LX |
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Presque
tous les livres se font à Paris, s’ils ne s’y impriment
pas. Tout jaillit de ce grand foyer de lumière. Mais, dira-t-on,
comment
fait-on encore des livres ? Il y en a tant ! Oui, mais c’est
que tous
sont à refaire ; et ce n’est qu’en refondant les idées d’un siècle
que l’on
parvient à trouver la vérité, toujours si lente à luire sur le genre
humain.
On peut imprimer beaucoup de livres, à condition qu’on ne les lise pas. Les livres sont une branche de commerce très importante. Combien d’ouvriers en tirent leur subsistance ! Sous ce point de vue de commerce, on ne fait pas trop de livres : ce petit inconvénient se rachète avec de grandes salles. D’ailleurs, il peut en résulter un grand bien ; au milieu des ces matériaux immenses, il viendra peut-être un homme à qui tout cela sera utile. |
Louis-Sébastien Mercier : Tableau de Paris — Chapitre CXLIII |
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Note sur l’histoire
des
papeteries comme industrie locale
Le nom de
Tsal-Loun, dès l’an 210 avant l’ère chrétienne, marque le
point de départ de cette histoire. Puis en 751, on retrouve le nom de
Samarkano ;
mais il faudra encore attendre quatre siècles avant de
voir
apparaître en Europe les premiers moulins à papier.
On doit tout d’abord citer les pays méditerranéens : Espagne en 1150 et, un siècle plus tard, l’Italie en 1268. À partir du milieu du quatorzième siècle, exactement en 1348, date qui marque la fondation du Moulin du Roy à Troyes, on peut suivre le développement considérable des moulins à papier dans l’extrémité occidentale de l’Europe avec Ville-sur-Saulx, puis Bar-le-Duc, Pont-Audemer, et enfin les moulins de Bretagne mentionnés pour la première fois dans des pièces datant de 1499, environ un demi-siècle avant le traité d’Union signé entre la Bretagne et la France. On peut cependant affirmer qu’entre 1400 et 1455 plusieurs papeteries fonctionnaient déjà en Basse-Bretagne : entre autres celles de Vannes, Morlaix et Bréhant-Loudéac, petite paroisse aux confins des anciens diocèses de Saint-Brieuc, Vannes et Saint-Malo. Avant d’aborder l’étude des moulins de la région morlaisienne, d’une très grande densité, il est bon de citer l’aveu présenté au Roi en 1499 par Jehan de Rohan, seigneur du Gué-de-l’Isle, qui contient la plus ancienne mention des moulins. Ce gentilhomme auquel on attribue la fondation du moulin en question, sur la rivière de « Helyer », à la limite des paroisses de Plumieux et de Bréhant, établit également en 1484, à proximité de son château, la première imprimerie de Bretagne. Dans une pièce de la même année que l’aveu de Jehan de Rohan, il est fait mention d’une Tente, évaluée en rames de papier, payable par Jean de Kerloaguen à Yves Pinart, seigneur du Val, propriétaire du Manoir et du moulin du Val-Pinart(1). Dès le seizième siècle, l’usage du papier était très répandu à Morlaix, et une imprimerie s’y établit en 1557 ; mais il n’est pas prouvé que le papier utilisé fut intégralement fabriqué dans la région, car de très nombreux moulins à blé ne furent transformés qu’aux environs de 1625, tels le moulin de Pont-Paul ou ceux de Pleyber-Christ. Citons dans cette dernière paroisse Roudougoualen en 1621, Gelaslan en 1629, Rosanvern en 1632. Les familles Le Bihan de Kerallo, de Coatanscours, Le Marant du Val, Le Gualès, de Brézal, afféagèrent de nombreux terrains à des papeteries entre 1630 et 1650. À cette époque, beaucoup de noms de maîtres et compagnons papetiers sont normands, et les registres d’état civil mentionnent « normands de nation », et l’on retrouve les mêmes noms d’un petit nombre de familles qui se vouent à cette industrie. En 1661 et 1669, Alain de la Mare — un autre normand — achetait l’un des moulins de Glaslan et deux moulins à Loguivy-Plougras. Cette époque est celle où l’on retrouve l’origine de véritables dynasties de papetiers devenus de « bonne bourgeoisie », tels les Huet, Guesdon, Le Maître... Jusqu’au dix-neuvième siècle subsistèrent quelques moulins à papier à Lannion et dans les paroisses voisines : Buhulien, Ploubezre, Tonquédec, Loguivy-Plougras, Kerven et Plounévez-Moëdec. Les seigneurs de Tonquédec avaient fondé vers la fin du dix-septième siècle le moulin de Kermeur, sur la rive du Leguer. À la fin du dix-huitième siècle commencèrent les difficultés : un décret de 1771 ordonnait la suppression de toutes les papeteries situées à moins de dix kilomètres des villes maritimes, c’est-à-dire Lannion, Morlaix, Châteaulin, Quimper... En 1774, les États de Bretagne obtinrent la non-application de ce décret après de vives protestations. D’autres difficultés surgirent : saisies de matière première, conflits entre patrons et ouvriers. Dès 1756, il y eut une heureuse tentative pour transformer les papeteries morlaisiennes et créer une véritable usine. Joseph Gigant du Mont essaya de constituer, sous la protection des États de Bretagne, une société au capital de 40 000 livres, qui aurait établi une papeterie rénovée à Belle-Isle-en-Terre. Son neveu Raymond aidé de Mazurié, riche marchand morlaisien, fit une tentative analogue en 1722, appuyée par le Duc de Rohan qui lui concéda un emplacement favorable sur le bord de l’Elorn, â proximité de la Roche-Maurice. Ces louables essais échouèrent, mais le coup le plus rude porté à cette industrie bretonne fut la Révolution qui engendra un appauvrissement général, et ce fut progressivement la mort de la petite industrie rurale, aussi sensible dans le domaine des innombrables tisserands dont cette époque vit la ruine. Quelques chiffres résumeront cette situation saisissante : en 1776, il existait en Bretagne 67 moulins à papier dont il ne subsiste plus que 13 en 1958, dont 5 dans les Côtes-du-Nord, 3 dans le Finistère et le Morbihan, un seul en Ille-et-Vilaine et en Loire-Atlantique. (1) Le Val-Pinart était en la paroisse de Saint-Martin de Morlaix. P. LEMOINE. |