— « Dites donc, Tenancier, vous avez une opinion,
vous, sur Fleur Pellerin ?
— C'est-à-dire ?
— Ben… ses déclarations sur Modiano ou, vous savez, la
déclaration où il s’agissait " d’aider le public à se frayer un chemin
dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents
pour lui ", par exemple. Entre parenthèses, je suis confiant, elle a pas
fini d’en dire encore !
— Oui, bon, ça vous intéresse vraiment ?
— C’est une ministre, tout de même…
— Eh bien ce n’est ni la première ni la dernière personne à
dire des conneries à un poste ministériel, je ne vois pas en quoi ça devrait
vous agiter plus que ça, mon vieux…
... Allez, je ne vais pas faire ma rosière plus longtemps, je
suis d’accord : Fleur Pellerin a dit n’importe quoi et la seule
justification qu’on peut lui accorder, c’est la franchise de son ignorance
quand on lui retire ses béquilles pour le cas de Modiano et le fait qu’elle
agit au mieux de ses compétences pour un boulot qui n’est pas fait pour elle,
visiblement, pour ce qui concerne ses discours d’énarque.
— Le Principe de Peter ?
— Ça, ce serait dans le cas où elle atteindrait son niveau
d’incompétence. Non, simplement, elle est dans le cas d’un cadre d’une grande boîte qui gazait raisonnablement dans le service
logistique et qui, à niveau égal, se retrouve dans le marketing. Il
ne sait pas faire, mais il est plein de bonne volonté, quoi. Ce n’est pas tout à fait
de l’incompétence si on se met dans l’optique de ces cadors.
— Alors comme ça, vous lui fournissez des excuses ?
— Eh bien là, je rigole et je me tape sur le ventre ! Entre
nous, c’est le fait de vouloir être ministre qui devrait être prétexte à nous
fournir des excuses. Elle n’a pas refusé le poste, que je sache, hein. Je
n’excuse pas, donc, je justifie la sottise ministérielle, qui est somme toute
consubstantielle à la pratique du pouvoir. Fleur Pellerin est plutôt un beau
reflet de la république bourgeoise (pléonasme, il n’y en a pas eu
d’autres) dans le sens où elle est composée de bourgeois également :
sensibles à la versatilité des modes, anglicisants jusque dans leur langage vernaculaire, accrocs aux hochets
conceptuels ou consuméristes, etc.
— Oui, mais elle est ministre de la culture, tout de
même ?
— Et alors ?
— Je ne sais pas moi, elle pourrait coller à la fonction,
non ?
— Ah mais je suis persuadé qu’elle fait les efforts pour ça.
Je ne me fais pas de soucis, les conseillers vont plancher, et contrairement à
ce que vous pensez elle va dire moins de conneries.
— Mais les précédents ministres de la culture étaient un peu
plus cultivés.
— Bouais… Z’avez pas bonne mémoire, vous. Enfin, on va
coller à l’idée et je vais même venir au secours de votre ébauche de
raisonnement. Les ministres de la culture, c’est comme les toubibs.
— Hein ?
— Vous avez été malade et vous avez été chez un toubib,
non ? Comme on est de la même génération, vous avez fréquenté les salles
d’attente dans votre mômerie pour un grippe ou une autre crève quelconque. Et
vous n’avez pas vu la différence avec maintenant ?
— Euh… Comme ça, à
froid, je ne vois pas.
— La bibliothèque, mon vieux, la bibliothèque ! Dans le
temps, le morticole nous en mettait plein la vue en casant une bibliothèque
vitrée dans la salle d’attente. Dans le pire des cas, on avait du Balzac en club
et au mieux des nouveautés littéraires qui donnaient d’ailleurs une idée de
l’âge et des opinions du propriétaire des bouquins. Voilà : le toubib,
c’était le notable, la moyenne bourgeoisie abonnée au Rotary et qui avait une
bibliothèque. On sentait le passage obligé à une représentation de la culture,
un obscur surgeon d’humanisme qui était lié par tradition à la médecine.
Maintenant, c’est plus franc, je ne vois plus de bibliothèque chez le médecin ;
y’a plutôt des télés, d’ailleurs. Cela dit, ça ne le rend pas incompétent,
c’est simplement que la respectabilité ne se mesure plus au métrage de
bibliothèque.
— On s’éloigne du sujet…
— Pas tellement, c’est plutôt la même chose avec le
personnel politique : Lamartine fut
ministre et poète, Louis Barthou, ministre et bibliophile, Malraux j’en parle
pas, et pas mal de présidents du conseil ou de la république se piquaient de
littérature. Y’avait presque toujours la bibliothèque de l’Élysée en fond pour
la photo finish, même si on sait que cela perdait progressivement de la
substance. Bref, la culture, c’était plutôt du sérieux. Et puis là, la mouche
dans le lait : Fleur Pellerin ! Vous voyez le rapport,
maintenant ?
— Ils s’en foutent ?
— Même pas. Je pense que c’est plutôt un job, le genre de truc qu’on accepte
parce qu’on a pas la carrure pour un ministère régalien ou des sottises de ce
genre. Vous savez, moi, les petites combinaisons du pouvoir, je m’en cogne un
peu.
— Vous n’êtes pas citoyen, Tenancier ?
— Je m’en fous un peu de tout ça. Je vous ai répondu parce
que vous me demandiez mon avis. Si être « citoyen » consiste
seulement à aller faire sa petite cochonceté dans l’urne à date fixe et
ensuite avoir l’air conscientisé, vous pouvez toujours vous brosser. Offrez-moi
plutôt un coup à boire, au lieu de vous mettre aussi à dire des conneries !
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— … »