Le Tenancier ne s’adonne pas qu’à la
lecture, il lui arrive
de regarder des
films de cinéma.
Comme il n’a jamais vraiment quitté sa casquette de libraire, ses sens
restent
éveillés dès que surgissent des livres dans le décor, surtout s’ils
sont porteurs
d’un signifiant. C’est le cas avec le sketch
Le travail,
de Lucchino Visconti (Avec Romy Schneider et Tomás Milián dans les rôles principaux), court métrage (46 min tout
de même) inséré dans Boccace 70, sorti en 1962. De prime, sachons
qu’il s’agit
de l’adaptation d’
Au bord du lit de
Maupassant transposé au milieu des Trente glorieuses, sous-jacente
dans les
quatre films qui composent ce recueil. Résumons : le comte Ottavio
trompe
sa femme, Pupe, avec des call-girls en dilapidant des sommes
considérables. En
représailles, elle tarifiera tout devoir conjugal au prix de ses
incartades. À
cela, il fallait un décor et des accessoires. Justement, une grande
quantité de
livres apparaît à l’écran :
Ottavio et ses avocats
réunis dans le bureau.
La bibliothèque reste un élément de la distinction
bourgeoise, mais certes pas d’un héritage nobiliaire. En effet, les
reliures anciennes
y paraissent fort rares ce qui nous fait songer que ce fonds-là a été
dilapidé.
Le comte est dans la dèche et cela constitue même l’un des moteurs du
récit. Pour
autant, les éditions ne semblent pas contemporaines, on en conclurait
alors que
l’appauvrissement est antérieur à la dissipation d’Ottavio. L’on n’a pu
le
saisir correctement dans la capture d’écran, mais un plan ultérieur montre le
rayonnage qui devrait se situer en haut à gauche de l’image : il
contient
un alignement de volumes de la Pléiade, premier signe d’une tentative
de
réparation d’un fonds perdu par une production industrielle aux
apparences
prestigieuses. Cela devient également un indice éloquent du
cosmopolitisme de
Visconti qui, dans ce décor, pose en somme les conditions de ses futurs
films :
tentative de maintenir son rang au sein d’une certaine modernité,
survivance de
la culture européenne, etc.
Un des avocats et l’un
des chiens d’Ottavio.
On est presque tenté de décrire cette bibliothèque comme
garnie de « reliures
au mètre ». Les
divers plans qui se succèdent dans cette séquence soulignent le
contraste entre
l’abondance de bibelots dont on se demande soudainement s’ils ne sont
pas des
copies en stuc. L’omniprésence du livre dans le film empêche de songer
à une
quelconque impéritie de l’accessoiriste ou du décorateur. Visconti est
un homme
du livre autant que du cinéma.
Maître Zacchi.
Voici une relégation éloquente : quelques reliures qui
semblent plus anciennes disposées à plat sur le guéridon adjacent du
bureau.
Cachée par l’avocat et une partie de cette table, une pile traîne aussi
par
terre. Que faire de ces volumes dépareillés qui feraient tache sur le
bel ordonnancement
de la bibliothèque… Ce peut-être également que l’occupant du bureau,
sans doute
Ottavio, consulte fréquemment certains de ces ouvrages. La conjecture
demeure
ouverte… Il n’en demeure pas moins que le rapport au livre, malgré les
apparences, reste actif.
Pupe et Ottavio.
Nous voici dans les appartements de Pupe et nous retrouvons
quelques volumes de la Pléiade alignés sur la commode, non comme objets
décoratifs, mais bel et bien destinés à être consultés, en témoigne
l’exemplaire
à plat sur le marbre devant l’horloge. Là, le livre continue à ne pas
être un
sujet bibliophilique, parce que ni la rareté ni la préciosité ne
concernent
cette collection aux yeux d’un esthète, mais plutôt une compilation
pratique
telle qu’on la concevait dans l’entre-deux-guerres (la collection naît en 1931), destinée à une
clientèle
bourgeoise, ce à quoi semble appartenir Pupe.
Ottavio.
Le plan se prolonge un peu ici et l’on croit volontiers que
la présence de la Pléiade dans deux séquences n’est pas innocente dans
cette
production franco-italienne de Visconti, d’une part en raison de la
large
culture cosmopolite du réalisateur, comme on l’a signalé, mais également
parce que
ces volumes sont immédiatement discernables (ou peu s’en faut) par un
spectateur
français en 1962. Ce marqueur, dans le contexte, identifie les origines
de
Pupe, bien plus que les coups de fil avec son richissime papa…
Pupe.
Vous n’avez rien remarqué ?
Mais si ! Cet
ouvrage ouvert à plat sur le canapé ?
Croit-on encore à l’innocence de la présence de certains livres ici ?
Et si tout à coup,
puisque nous parlions de modernité, elle ne s’incarnait pas par le
surgissement
d’ouvrages moins surannés ?
Ottavio.
Eh oui, il s’agit de l’édition allemande du
Guépard,
de Tomasi de Lampedusa (Piper
Verlag — Munich 1959), publiée un an après son édition italienne
et deux
ans avant le présent film. Pourquoi allemand ?
Certainement à cause de la langue natale de Pupe. Au moment où Visconti
réalise
Le travail, il progresse dans l’élaboration
du Guépard, avec les aléas que l’on sait. L’apparition du livre, si
elle n’étonne
pas tant que cela dans ce contexte nous incite à penser que le « virage
viscontien » s’opère déjà depuis un
certain temps et que le sketch en est une des primes expressions, un
peu avant
l’adaptation du
Guépard… Abandonnons
cela aux exégètes et revenons au livre. Voici une édition quelque peu
triviale
eu égard à ce que Visconti nous a laissé apercevoir. C’est que
l’ouvrage, très
récent, on l’a vu, parle aussi de cette décadence de la noblesse qui
devient un
thème favori du réalisateur. Pourquoi donc Pupe lit un tel livre sinon
que pour
vérifier l’état de déliquescence sociale dans laquelle est plongé son
mari,
malgré les apparences !
Il ne s’agit pas d’un livre de poche, mais d’un ouvrage cartonné sous
jaquette,
qu’on laisse traîner ouvert sur le canapé, plus comme une marque de
considération que de dédain, au contraire d’Ottavio qui entre ces deux
plans s’assied
dessus, le balance au travers du canapé avant de l’exhiber face à nous…
Ottavio.
Une nouvelle fois, retour sur les Pléiade ! Si l’on se fie au code
de couleurs des reliures, nous aurions sept ouvrages du
xixe siècle, cinq
du
xxe et
trois du
xviiie.
On pourrait s’amuser à essayer de savoir quels auteurs sont
représentés. La
chose serait aisée pour qui posséderait un catalogue Gallimard de 1961,
ce qui
est le cas de votre Tenancier (mais a-t-il du temps à perdre ?) La
collection n’est
pas si étendue à l’époque, d’ailleurs. L’incertitude demeurerait tout
de même,
mais le jeu serait amusant…
Pupe.
Ici encore, comme pour
Le
Guépard, les livres disposés avec négligence sur ce petit meuble
suggèrent une
pratique quotidienne de la lecture, ou presque, à côté d’un fauteuil
qui semble
destiné à cet usage.
Pupe.
Le plan se rapproche. On espère lire le titre de l’ouvrage
sous la lampe. En vain…
Ottavio.
Autre scène, autre lieu. Ottavio lit et coupe les pages à
mesure qu’il avance. Même si en 1961 (date du tournage), il est encore
courant
de devoir déflorer un livre de cette manière, elle est devenue
l’apanage d’éditions
plus confidentielles ou en tout cas plus exigeantes. Là, également,
l’on nous
ménage le suspens pendant un court instant…
Ottavio.
Voilà,
Les gommes,
de Robbe-Grillet, délivre-t-il un message qui, à travers le parcours
circulaire
du roman, souligne le revirement des protagonistes du film ? Ne
serait-ce pas plutôt
l’intrusion de la modernité du Nouveau Roman au milieu d’une adaptation
d’une
nouvelle très bavarde de Maupassant et dans une série qui fait état des
soubresauts qui agitent alors la société italienne ? Ottavio, après
tout, ne lit sans doute pas
le contenu de la bibliothèque dans le bureau, destinée à l’esbroufe des
avocats
de passage. Si désinvolte qu’il l’exprime dans ses attitudes, l’on se
trouve
aux antipodes d’un imbécile, mais au contraire face à un personnage
sensible
aux modes intellectuelles, avec ce roman encore frais pour les critères
des l’époque
(1953) et avec la réserve que l’on puisse excuser du léger retard de la
découverte,
dû à la distance…
Un domestique.
L’acte s’est achevé, les acteurs ont déserté la scène au
profit des domestiques qui évacuent les accessoires. Les livres
éparpillés à
terre témoignent en effet de la désinvolture d’Ottavio, peut-être un
peu
fiévreuse étant donné les circonstances du récit.
Ottavio, Pupe.
Retour aux appartements de Pupe, sur le fauteuil de lecture.
La couverture du bouquin se devine à peine, nous continuons dans le
procédé du
dévoilement progressif.
Ottavio, Pupe.
Saturn over the water
(
Le reflet de Saturne, de JB
Priestley) … Le livre est tout frais puisqu’il vient de paraître chez
l’éditeur
londonien Heineman en 1961. Mais pourquoi donc ce roman très
« mainstream » mêlant enquête
policière et SF sur la pile de Pupe ?
Là, on sèche pour de bon sur le choix du titre, toutefois un peu moins
sur sa
nationalité, après l’identification « bourgeoise » de La Pléiade. Après
la
maîtrise du français à travers une collection de langue française (La
Pléiade),
un ouvrage italien traduit en allemand (
Le
Guépard), il fallait bien un bouquin en anglais pour achever ce
panorama du multilinguisme et du cosmopolitisme qu'il sous-tend.
On hasardera que le sujet trivial du roman complète un portrait de
lectrice
éclectique et l’on s’arrêtera là dans la conjecture… On notera encore le soin apporté à l'éclairage qui tombe précisément sur le titre.
Pupe.
Nous approchons de la fin du sketch et pour ce qui concerne le livre, nous aboutissons à la coda par la réapparition des Pléiade, toujours dans la chambre de Pupe, presque à portée de lit, au mur opposé. La collection aura achevé une sorte de Grand Tour, une boucle qui évoque la restauration d’un ordre après la dissipation momentanée des protagonistes, le reste, le sordide, est du ressort des humains.
Évidemment, cette digression, assez longue et pour laquelle on espère être pardonné, ne prétend pas à l’analyse filmique, mais seulement à signaler que votre bibliothèque a beaucoup à nous dire, et encore plus lorsque l’on en devient le « monstrateur » ou le démiurge.