Rikki Ducornet
Pierre Laurendeau
Pierre Laurendeau
Les Fruits
de Ruben
Angers — Éditions Deleatur, 1997
Plaquette 7,5 X 10,5 cm, 16 pages, dos agrafé, couverture à rabats, pas de mention de tirage
Achevé d'imprimer en octobre 1995 sur les presses de Deleatur pour le compte de quelques exégètes
Le Tenancier : Beau livre que cette évocation de la mandragore, écrite et illustrée par Rikki Ducornet et suivie d’une notice rédigée semble-t-il par vos soins, cher éditeur. On y retrouve les illustrations de l’artiste, sensuelles, en même temps qu’un récit en anglais. Le texte non traduit est paraphrasé par la notice dont on se demande (méfiance induite par la collection) si le contenu n’en serait pas enjolivé. Comment s’est produite votre rencontre avec cette poétesse mystérieuse ?
Pierre Laurendeau : Cher Tenancier, tu as raison : le doute est toujours de saison lorsqu’il s’agit de Pierre Laurendeau, faussaire avéré, fabricant ou éditeur de supercheries en tous genres.
La rencontre avec Rikki Ducornet (et son compagnon de l’époque, Guy) se fit par l’intermédiaire de Jacques Abeille, bien qu’ils habitassent alors – on était au début des années 80 – tout près de chez moi : d’Angers au Puy-Notre-Dame – où Rikki et Guy avaient posé leurs valises au début des années 70 –, il y a seulement trois quarts d’heure de route. J’avais entendu parler d’eux par un ami libraire (« Il y a un couple franco-américain apparenté au surréalisme qui s’est installé dans le Saumurois, tu devrais les rencontrer »), mais c’est la publication, à l’enseigne de Deleatur, des Little Dirties for Rikki, une mini-enveloppe renfermant des variations dessinées de Jacques Abeille sur le thème de la chaussure et dédiées à Rikki) qui fut l’occasion d’une rencontre lors d’un séjour de Jacques et de sa petite famille à Angers. Nous fûmes tout de suite conquis, Agnès et moi, par cette femme au charme troublant, un peu magicienne, et à l’accent délicieux. Le courant passa également avec Guy, qui était devenu potier après une carrière universitaire en Amérique du Nord. Ils s’étaient installés dans le val de Loire – suivant en cela d’autres surréalistes – à la suite de la publication d’un album pour enfants qui avait été un succès en Amérique. Ils envisageaient de poursuivre cette activité avec des éditeurs français. Ils avaient notamment contacté Bayard, pour des aventures d’un charmant petit ours. Bayard déclina l’offre, puis publia, avec le succès qu’on connaît, la série des « Petit Ours brun »… dont le personnage ressemble étrangement à celui de Guy et Rikki… Curieuse coïncidence ! Ils comprirent assez vite que l’édition jeunesse, en France, fonctionnait sur d’autres critères que ceux des éditeurs outre-Atlantique.
Nous nous vîmes souvent. Même après la naissance de notre fils Olivier, que Rikki adopta.
Peu de temps après notre rencontre, Rikki publia en Angleterre un premier roman, The Stain, toujours inédit en français. Les publications s’enchaînèrent pour elle, avec un succès grandissant outre-Atlantique ; elle fut invitée par plusieurs universités, notamment à Denver, où elle finit par s’installer avec Jonathan Cohen, un psychiatre.
Rikki n’a pas eu de chance avec les lecteurs – et lectrices – français : son univers contrevient aux codes de la littérature nord-américaine telle qu’établis par le Comité de Vigilance des Bonnes Littératures, qui fait la loi sur ce que l’on doit lire. Guy, son premier compagnon, avait entrepris de traduire ses romans, d’abord comme exercice passionné, puis dans l’espoir qu’un éditeur français se déciderait plus facilement au vu du travail de traduction déjà fait. Rikki avait un agent chargé des ventes à l’international, mais les éditeurs restaient muets (il semble que son agent n’ait pas non plus montré un grand enthousiasme à la défendre). J’avais relu, à leur demande à tous les deux, la traduction – magnifique – d’Entering Fire, un roman monde, comme on dit aujourd’hui, se déroulant entre la France de l’Occupation, l’Amazonie et la côte est des États-Unis. J’étais très enthousiaste ! (Et le suis toujours…) Devant le peu d’empressement de la clique germanopratine, je décidai de le publier chez Deleatur, qui venait d’entrer chez l’infernal duo Ulysse-Distique. J’en vendis tout de même 200 exemplaires, ce qui pour Deleatur était presque un best-selleur, mais loin de couvrir les frais ! Un ami américain, vivant à Angers, m’avait conseillé d’envoyer le livre au jury du prix Maurice-Coindreau, qui couronne des traductions de l’américain. Je lui fis part de mon scepticisme sur les prix littéraires et les connivences connues des jurys avec les groupes éditoriaux. « Non, je t’assure, c’est un prix très sérieux. D’ailleurs, il n’est pas remis chaque année. » Je me laissai convaincre et adressai l’ouvrage au jury. Le hasard fit que la remise du prix se faisait cette année-là à Angers. Je ne pus y assister, étant à Paris pour des raisons professionnelles, mais Agnès, ma femme, et Guy y allèrent. Le jury se prononça pour une écrivaine américaine (enfin la traduction de son roman) en précisant : « On a eu du mal à se mettre d’accord… » Grosse déception pour Guy Ducornet, d’autant que le prix était doté. Puis, avant de passer aux petits fours, le porte-parole du jury ajouta : « Ah ! nous avons aussi décidé à l’unanimité d’une mention spéciale pour le roman de Rikki Ducornet, Les Feux de l’Orchidée, magnifiquement traduit par Guy Ducornet. » Et tous d’opiner : ‘Oui oui, superbe traduction ! »
Les mauvais esprits, j’en connais, se diront : « Je vous l’avais dit ! Connivence et compagnie ! » C’était bien cela… Pendant les petits fours, Guy eut l’occasion de converser avec l’universitaire porte-parole du jury (c’était tous des universitaires grand teint) et lui demanda par politesse sur quel sujet il travaillait. L’universitaire parisien (facteur aggravant) lui répondit, avec un rien de condescendance dans la voix : « Ma thèse porte sur un écrivain noir peu connu en France, qui a écrit un roman sur l’invisibilité des Noirs américains, Ralph Ellison… » Guy lui répond : « Ralph ? Je le connais bien, c’est un ami… Nous avons enseigné dans la même université, Amherst College. » Son vis-à-vis faillit s’étrangler avec ses petits-fours : le plouc provincial qu’ils avaient dédaigneusement écarté parce qu’inconnu au sérail se révélait autrement plus capé qu’eux, mais de l’autre côté de l’Atlantique. De plus, il pouvait saboter sa carrière (ce qui n’était évidemment pas dans les intentions de Guy) !
C’est la seule expérience de Deleatur avec l’engeance des prix littéraires. J’étais surtout triste pour Guy, qui vivait chichement.
En avril 1997, je rendis visite à Ramón Alejandro (que j’avais présenté à Rikki à Paris, et dont je repris un tableau pour illustrer la couverture des Feux de l’Orchidée) – voir numéro 22 – et prolongeai mon périple américain par un séjour à Denver chez Rikki et Jonathan, son nouveau compagnon. C’est à cette occasion que je lui proposai cette expérience à deux voix sur les « fruits » de Ruben – traduction volontairement fausse pour « mandragore ». Rikki écrivit un court texte, aussi raffiné qu’érudit sur le sujet – la mandragore l’a toujours fascinée –, que je complétai par une étude tout aussi inventée que vraisemblable.
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Last but not least, les éditeurs qui prirent la suite de Deleatur pour la publication des romans de Rikki n’eurent guère plus d’écho que moi, malgré des moyens autrement plus efficaces que moi, que ce soit Le Serpent à Plumes ou Joëlle Losfeld.
Je viens de faire traduire, par Catherine Vasseur – spécialiste des textes impossibles, en castillan du xviie siècle ou en anglais contemporain – Trafik, le dernier roman de Rikki, que j’ai découvert chez elle, lors d’un séjour à Port-Townsend, près de Seattle, où elle réside. Sorte de dystopie cocasse où une humanoïde dialogue avec un robot sur la mystérieuse planète Terre, réduite en cendres… Avis aux éditeurs, la traduction est disponible !