lundi 17 novembre 2014

L'absinthe ne vaut rien après déjeuner

L'absinthe ne vaut rien après déjeuner. Locution peu usitée, que l'on peut traduire : Il est désagréable, en revenant de prendre son repas, de trouver sur sa casse de la correction à exécuter. Dans cette locution, on joue sur l'absinthe, considérée comme breuvage et comme plante. La plante possède une saveur amère. Avec quelle amertume le compagnon restauré, bien dispos, se voit obligé de se coller sur le marbre pour faire un travail non payé, au moment où il se proposait de pomper avec acharnement. Déjà, comme Perrette, il avait escompté cet après-dîner productif.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

(Index)

Balades dans la Cité de la nuit — IV

Pour pouvoir mener de front la multitude de rackets et d’affaires plus ou moins louches dont il s’occupait, il fallait que Rothstein ait de solides appuis politiques. Il était à tu et à toi avec de gros manitous de Tammany Hall tels que Jimmy Hines et Thomas Foley, et son influence s’étendait jusqu’aux sergents de villes et aux agents de la prohibition. A la fin des années vingt, il consacrait le plus clair de ses activités à ses affaires de drogues.
Il entretenait une ancienne actrice, Inez Norton. Sa femme finit par se lasser et demanda le divorce.
Le 4 novembre 1928, Rothstein emmena Inez Norton dîner au Colony. Il la laissa ensuite dans un cinéma et se rendit au Lindy’s. Cette brasserie située sur Broadway entre la Quarante-neuvième et la Cinquantième Rues était le quartier général favori de Rothstein. Assis dans un box devant un verre de jus d’orange, il recevait l’un après l’autre les quémandeurs qui venaient solliciter un prêt, un service ou un conseil. c’est au Lindy’s qu’il accepta de commanditer un homme comme Lucky Luciano… et une opérette comme La Rose Jaune d’Abie. Ce dimanche soir là, il était assis dans son box habituel et bavardait à voix basse avec Meehan. Un peu après dix heures, on le demanda au téléphone. Il alla prendre la communication à la caisse, puis il revint à sa table et tendit à Meehan un calibre 38 en lui disant :
— Garde-moi ça, McManus me demande de passer le voir au Parc Central.
L’hôtel du Parc, qui s’appelle aujourd’hui le Parc Sheraton, se trouvait dans la Cinquante-sixième Rue, pas très loin du Lindy’s. Une demi-heure environ après avoir confié son pistolet à Meehan, Arnold Rothstein était devant la porte de service de l’hôtel avec une balle dans l’estomac. il tenait encore debout et quand un groom voulut l’aider, il lui dit :
— Appelez-moi un taxi, on vient de me tirer dessus.
 
Ron Goulart : Les 13 César — 1967
(Trad. Noël Chassériau)

Dans lequel le Tenancier commence à vitupérer, se fait meneuse de revue et finit par vouloir faire un communiqué

— « Euh… dites, Tenancier…
— Quoi encore ?
— Quelle est votre opinion sur…
— Ah non, ça ne va pas recommencer ? L’autre fois, vous me demandez mon avis sur une connerie ministérielle et paf deux jours après, qu’est-ce qui déboule ? Christine Angot qui cite Duras dans Libération sur le même sujet ! Pour le coup, je me sens mal, moi, j’ai l’air d’adhérer par anticipation. Partant du même principe, comme je vais répondre à vos questions à la noix, on risque de se retrouver à faire de la table tournante en compagnie de Maurice Druon, Michel Droit et Jean Dutourd ! Du gore en direct. Bientôt quand je vais vous voir arriver, faudra que je fasse provision de pattes de lapin ! Merdalors, Christine Angot ! Duras ! Libération ! La scoumoune, quoi.
— Je ne peux pas dire le contraire, Tenancier, mais qu’est-ce que vous êtes ronchon, vous alors !
— Quand on m’importune, toujours.
— Je peux vous poser la question, oui ou non ?
— Vous pouvez toujours essayer, pas sûr que je réponde.
— Alors, c’est Jean-Luc Mélenchon qui…
— Je vois. Laissez tomber.
— Eh bien quoi ?
— Vous alliez me dire que Mélenchon n’aime pas Assassin Creed parce que ça dit du mal de Robespierre, c’est ça ? Alors ne vous fatiguez pas parce qu’encore une fois vous me posez des questions sur les conneries proférées par mes contemporains et que je m’en bats un peu les choses, voyez-vous.
— Tout de même…
— Pfff… Qu’est-ce que vous voulez que je dise ?... En plus ça va me mettre mal avec des gens que j’aime bien, même s’ils aiment un peu trop les Jean-Luc. En gros, le stalinien au petit pied, là, il est dans son rôle : ça bat de l’estrade, ça vitupère à bon compte, et puis quoi ? On va retirer le jeu de la vente ?
— Oui, mais les valeurs de la République…
— Ouais, les anachronismes relevés par les historiens, les portrait caricaturaux… si vous voulez une analyse sérieuse allez donc voir du côté des historiens. Tenez, il y a un blog consacré à la Révolution, jetez un oeil , on en parle et c’est intéressant. Cela dit, c’est aussi à côté de la plaque, selon moi, au sujet de ce jeu. Et puis, votre République, hein, demandez donc à la Ligue des Droits de l’Homme, vous en aurez des nouvelles.
— Pourquoi « à côté de la plaque ».
— Parce que tout le monde feint de penser que ce jeu qui consiste à dessouder ses — presque — contemporains serait une œuvre de l’esprit. Or ce machin est un produit ludique, distribué certes par une boîte française mais dont la zone de chalandise est le monde entier.
— Et alors ?
— Faut tout vous dire, à vous ? Vous avez souvent l’intention de venir me faire votre numéro ? Bon, j’explique : ces jeux empruntent des marqueurs qui n’appartiennent ni à l’histoire ni à la culture réelle. Les archétypes utilisés — guillotines, drapeau tricolore, Bastille — sont utilisés pour baliser le jeu, ce sont simplement quelques briques disposées pour le repère du joueur, pour lui vendre de « l’exotisme ». Ces éléments font partie d’un fonds qui doit plus aux lieux communs que la complexité du réel.  Ce n’est pas une thèse pour faire réfléchir Kevin sur le côté LOL de la période thermidorienne. Tiens, c’est comme Notre Dame de Paris.
— Ah, Hugo…
— Non ! Disney.
— Une de vos comparaison, encore ?
— Oui : vous vous souvenez de la cathédrale, dans le truc honteux qu’ils osent appeler « dessin animé » ?
— Vaguement.
— Le beau parvis, devant, qui a été dégagé sous… Viollet Le Duc, par exemple ?
— Anachronisme, voilà.
— Oui, mais voulu ! Aussi volontaire que les archétypes utilisés pour Assassin Creed ! Kevin se tape comme de sa première cartouche Sega de l’histoire de la Révolution française. Mathiez ? Inconnu au bataillon. Fume c’est du conventionnel. En revanche on y retrouve toute l’imagerie idiote qui traîne dans le monde entier et c’est normal, c’est un produit avec des vrais morceaux d’artefacts virtuels dedans, c’est du reconstitué après lyophilisation mondialisante, sachant que la première clientèle pour ces machins est anglo-saxonne et qu’Assassin Creed doit plus aux histoires du Mouron Rouge de la Baronne Orczy qu’à un livre d’Histoire de l’école primaire. C’est de l’imagerie à touriste, rien d’autre. Bref, de la connerie en barre, mon cher. Même pas de quoi s’insurger, c’est un produit calibré issu de l’économie libérale, fabriqué pour aliéner un chouïa et certainement pas pour conscientiser l’éventuel utilisateur. Ils ne vont tout de même pas se tirer une balle dans le pied… Du reste le peuple y semble considéré comme une bande de salauds. Tiens ! Comme dans Métronome de Lorant Deutsch.
— Sauf que ce dernier fait de l’histoire…
— … comme je suis meneuse de revue à l’Alcazar. Et à mon avis, j’ai plus mes chances. Au fait, à propos de trucs intelligents, vous vous souvenez de la loi sur les publications destinées à la jeunesse ?
— Oui, enfin, je crois. Vous voulez faire allusion au fait que le moindre journal devait contenir quelques pages à vocation pédagogiques, quelque chose comme ça ?
— Vous vous souvenez des rubriques « Le Saviez-vous ? » dans Météor, dans Battler Britton, etc. ? Eh bien, vous savez quoi ?
— Non, mais je ne vais pas tarder…
— Tout juste. Eh bien on dirait qu’il n’y a pas de rubrique pédagogique dans Assassin Creed. Étonnant, non ? Mais il est vrai que c'est un produit classé « 18 ans et plus ». Je me résume : aucun alibi pédagogique, produit industriel calibré, marchandise spectaculaire, une bonne daube contemporaine, quoi.
— Donc, Mélenchon…
— Merci de me remettre sur les rails, mon vieux. En définitive, je lui donne raison de ne pas être content. Étant donné qu’on nage dans le bonheur, que le stade ultime de la lutte des classes a abouti à l’utopie socialiste, les seuls moments d’exaltations militantes se situent bien au niveau de la critique d’un jeu vidéo.
— Vous persiflez.
— Moi ? Jamais ! Je ne me permettrais pas, voyons. N’empêche que je me ferais bien une partie. J’ai vu des mômes jouer sur des versions antérieures, c’était assez bluffant.
— Vous jouez, Tenancier ? J’aurais jamais cru.
— De temps en temps sur des jeux de stratégie, mais attention, hein, y’aurait de quoi redire sur les manœuvres des hastatis dans la légion romaine, c’est pas du tout crédible, je trouve !
— Ah ?
— D’ailleurs, je vais faire un communiqué ! Faut pas déconner avec la légion romaine… »

(Post scriptum quelques heures après :  au même moment, le blog Le Moine Bleu fait un billet sur le Jean-Luc. On adore).

Jacques (Aller à Saint)

Jacques (Aller à Saint). v. Faire des bourdons. « Un compositeur que l'on envoie à Saint-Jacques, dit Momoro, est un compositeur à qui l'on indique sur ses épreuves des remaniements à faire, parce que celui qui corrige les épreuves figure avec sa plume une espèce de bourdon aux endroits omis pour indiquer l'omission. » C'est sans aucun doute de cette grossière représentation de l'espèce de long bâton sur lequel s'appuyaient les pèlerins à Saint-Jacques-de-Compostelle que vient le mot Bourdon. Il faut ajouter que l'expression Aller à Saint-Jacques est actuellement presque inusitée. V. Aller en Galilée, en Germanie.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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dimanche 16 novembre 2014

Une historiette de Béatrice

— « Je vous félicite pour votre caisse à 1 euro, on y trouve aussi de très bons livres.
Un tour dans la boutique plus tard :
— Dites, je me demandais, ce très bon livre à 9 euros est en état très moyen, vous ne le mettriez pas dans la caisse à 1 euro ? »
 
Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Il n'y en a pas !

Il n'y en a pas ! Réponse invariable du chef du matériel, du moins d'après le dire de MM. les paquetiers. Le chef du matériel est chargé, entre autres fonctions, de donner aux paquetiers la distribution et les sortes manquantes. On comprend qu'il soit assailli de tous côtés. On prétend que, d'aussi loin qu'il voit arriver vers lui un homme aux pièces, avant que celui-ci ait ouvert la bouche, il s'empresse de répondre à une demande qui n'a pas encore été formulée par ce désolant : Il n'y en a pas ! Dans quelques maisons, Il n'y en a pas ! est remplacé par Derrière le poêle !

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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vendredi 14 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — III

A cette époque, je n’avais pas pris de drogue et il ne m’était pas venu à l’esprit d’y toucher. Je me mis en quête d’un acheteur pour les deux articles et c’est ainsi que je fis la connaissance de Roy et d’Herman. Je connaissais un petit truand natif de New York qui travaillait comme cuistot chez Jarro’s, « histoire de se faire oublier », comme il l’expliquait. Je l’appelai pour lui dire que j’avais quelque chose à fourguer et lui donnai rendez-vous à l’Angle, un bar de la 8e Avenue près de la 42e Rue.
Ce bar était le quartier général des voyous de la 42e Rue, une bande de petits demi-sel. Ils étaient perpétuellement à la recherche d’un « cerveau » capable de monter des coups et de leur dire exactement ce qu’il fallait faire. Comme aucun « professionnel » n’aurait accepter de s’acoquiner avec des types aussi visiblement paumés et ratés, ils s’obstinaient à chercher, tout en racontant d’énormes bobards sur leurs gros coups, se faisant oublier en travaillant comme plongeurs, barmans ou serveurs, tabassant à l’occasion un ivrogne ou un pédé timide, toujours à la recherche du « cerveau » sur une grosse affaire qui leur dirait un jour : « Je t’ai bien observé. Tu es le type dont j’ai besoin pour ce coup. Maintenant, écoute-moi… »
 
William Burroughs : Junkie — 1953
(Trad. Catherine Cullaz et Jean-René Major)

H !

H ! Exclamation ironique qui est employée dans une foule de circonstances. C'est l'abréviation du mot hasard, dont on se sert également. H ! ou hasard ! est employé ironiquement et par antiphrase pour dire qu'une chose arrive fréquemment. Un poivreau vient-il promener sa barbe à l'atelier, H ! s'écrient ses confrères. Quelqu'un raconte-t-il une sorte un peu trop forte, son récit est accueilli par un H ! très aspiré et fortement accentué.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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Où le Tenancier montre qu'il n'est pas citoyen, pérore sur les salles d'attente et fait un pléonasme

— «  Dites donc, Tenancier, vous avez une opinion, vous, sur Fleur Pellerin ?
— C'est-à-dire ?
— Ben… ses déclarations sur Modiano ou, vous savez, la déclaration où il s’agissait " d’aider le public à se frayer un chemin dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents pour lui ", par exemple. Entre parenthèses, je suis confiant, elle a pas fini d’en dire encore !
— Oui, bon, ça vous intéresse vraiment ?
— C’est une ministre, tout de même…
— Eh bien ce n’est ni la première ni la dernière personne à dire des conneries à un poste ministériel, je ne vois pas en quoi ça devrait vous agiter plus que ça, mon vieux…
... Allez, je ne vais pas faire ma rosière plus longtemps, je suis d’accord : Fleur Pellerin a dit n’importe quoi et la seule justification qu’on peut lui accorder, c’est la franchise de son ignorance quand on lui retire ses béquilles pour le cas de Modiano et le fait qu’elle agit au mieux de ses compétences pour un boulot qui n’est pas fait pour elle, visiblement, pour ce qui concerne ses discours d’énarque.
— Le Principe de Peter ?
— Ça, ce serait dans le cas où elle atteindrait son niveau d’incompétence. Non, simplement, elle est dans le cas d’un cadre d’une grande boîte qui gazait raisonnablement dans le service logistique et qui, à niveau égal, se retrouve dans le marketing. Il ne sait pas faire, mais il est plein de bonne volonté, quoi. Ce n’est pas tout à fait de l’incompétence si on se met dans l’optique de ces cadors.
— Alors comme ça, vous lui fournissez des excuses ?
— Eh bien là, je rigole et je me tape sur le ventre ! Entre nous, c’est le fait de vouloir être ministre qui devrait être prétexte à nous fournir des excuses. Elle n’a pas refusé le poste, que je sache, hein. Je n’excuse pas, donc, je justifie la sottise ministérielle, qui est somme toute consubstantielle à la pratique du pouvoir. Fleur Pellerin est plutôt un beau reflet de la république bourgeoise (pléonasme, il n’y en a pas eu d’autres) dans le sens où elle est composée de bourgeois également : sensibles à la versatilité des modes, anglicisants jusque dans leur langage vernaculaire, accrocs aux hochets conceptuels ou consuméristes, etc.
— Oui, mais elle est ministre de la culture, tout de même ?
— Et alors ?
— Je ne sais pas moi, elle pourrait coller à la fonction, non ?
— Ah mais je suis persuadé qu’elle fait les efforts pour ça. Je ne me fais pas de soucis, les conseillers vont plancher, et contrairement à ce que vous pensez elle va dire moins de conneries.
— Mais les précédents ministres de la culture étaient un peu plus cultivés.
— Bouais… Z’avez pas bonne mémoire, vous. Enfin, on va coller à l’idée et je vais même venir au secours de votre ébauche de raisonnement. Les ministres de la culture, c’est comme les toubibs.
— Hein ?
— Vous avez été malade et vous avez été chez un toubib, non ? Comme on est de la même génération, vous avez fréquenté les salles d’attente dans votre mômerie pour un grippe ou une autre crève quelconque. Et vous n’avez pas vu la différence avec maintenant ?
— Euh…  Comme ça, à froid, je ne vois pas.
— La bibliothèque, mon vieux, la bibliothèque ! Dans le temps, le morticole nous en mettait plein la vue en casant une bibliothèque vitrée dans la salle d’attente. Dans le pire des cas, on avait du Balzac en club et au mieux des nouveautés littéraires qui donnaient d’ailleurs une idée de l’âge et des opinions du propriétaire des bouquins. Voilà : le toubib, c’était le notable, la moyenne bourgeoisie abonnée au Rotary et qui avait une bibliothèque. On sentait le passage obligé à une représentation de la culture, un obscur surgeon d’humanisme qui était lié par tradition à la médecine. Maintenant, c’est plus franc, je ne vois plus de bibliothèque chez le médecin ; y’a plutôt des télés, d’ailleurs. Cela dit, ça ne le rend pas incompétent, c’est simplement que la respectabilité ne se mesure plus au métrage de bibliothèque.
— On s’éloigne du sujet…
— Pas tellement, c’est plutôt la même chose avec le personnel politique :  Lamartine fut ministre et poète, Louis Barthou, ministre et bibliophile, Malraux j’en parle pas, et pas mal de présidents du conseil ou de la république se piquaient de littérature. Y’avait presque toujours la bibliothèque de l’Élysée en fond pour la photo finish, même si on sait que cela perdait progressivement de la substance. Bref, la culture, c’était plutôt du sérieux. Et puis là, la mouche dans le lait : Fleur Pellerin ! Vous voyez le rapport, maintenant ?
— Ils s’en foutent ?
— Même pas. Je pense que c’est plutôt un job, le genre de truc qu’on accepte parce qu’on a pas la carrure pour un ministère régalien ou des sottises de ce genre. Vous savez, moi, les petites combinaisons du pouvoir, je m’en cogne un peu.
— Vous n’êtes pas citoyen, Tenancier ?
— Je m’en fous un peu de tout ça. Je vous ai répondu parce que vous me demandiez mon avis. Si être « citoyen » consiste seulement à aller faire sa petite cochonceté dans l’urne à date fixe et ensuite avoir l’air conscientisé, vous pouvez toujours vous brosser. Offrez-moi plutôt un coup à boire, au lieu de vous mettre aussi à dire des conneries !
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— … »

Gail

Gail, s. m. Cheval.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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jeudi 13 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — II

Ce qui disparaît de Times Square ne peut être retrouvé nulle part ailleurs. Jusqu’à maintenant, c’était le lieu « où se rejoignaient la pègre et l’élite », où les démunis rencontraient ceux qui avaient un peu, voire beaucoup d’argent. C’était là que les gens qui pouvaient se payer des places à soixante dollars pour les spectacles de Broadway croisaient les jeunes et les pauvres, attirés pour les doubles séances  bon marché des cinémas de seconde exclusivité, et les galeries de jeux vidéo. Times square était un carrefour de classes et de races. Un des seuls endroits ou le South Bronx aux bâtiments calcinés pouvait se frotter à un Manhattan regorgeant de magasins bien approvisionnés.
À l’heure où j’écris, la plupart des immeubles qui bordaient à l’origine l’artère principale de Times Square, la Quarante-deuxième Rue, sont condamnés. Les sex-shops ont été repoussés jusqu’à la Huitième Avenue, et gagnent du temps en attendant un décret municipal prohibant l’étalage de matériel pornographique qui n’en laissera subsister que quelques uns. Un théâtre pour enfants, le Victory, a ouvert la voie, comme si une armée d’enfants pouvait parachever la transformation d’un quartier chaud en ville du souvenir. Cette rénovation fut la première ; Disney ouvrit un magasin géant juste en face et a entamé à présent les travaux du New Amsterdam Theater, grassement subventionnés par la municipalité. À quelques rues de là, dans Broadway, trône le Virgin Megastore, côte à côte avec le All-Star-Café, un restaurant à thème sportif au décor de matière plastique. Une sentimentalité factice, génie des banlieues résidentielles, a envahi Times Square. Rien ne l’illustre mieux peut-être que l’usage fait par les nouveaux établissements des reproductions d’acier et de plastique moulé sous vide de frises et de formes Art déco, servant de coup de chapeau cynique au passé architectural du secteur. On a remplacé le sordide par l’ersatz.
Mes dérives nocturnes dans le Times Square d’il y a quelques années suivaient un itinéraire assez régulier qui commençait par un verre dans un bar de gigolos, se poursuivait dans un autre bar repaire du gang portoricain des Latin Kings à Manhattan, passait par un bouge irlandais fréquenté par des homos noirs et une boîte de travestis appelée La Fiesta, avant de s’achever aux petites heures du jour par un clandé situé plus à l’est, où s’élevait l’escalier intérieur construit lorsque l’établissement n’était encore que le domicile d’un particulier.
Je passe de temps en temps dans une des boîtes les plus anciennes du secteur, Sally’s II, une des dernières taules de Manhattan ou se retrouvent encore les travelos de la vieille école. Noires ou hispaniques pour la plupart, ces créatures parées de leurs plus beaux atours jusqu’à la pointe des seins y déambulent au milieu de voyous boudeurs dans des jeans trop larges. Des hommes d’affaires concupiscents en costumes sombres — qui ressemblent toujours vaguement au père de quelqu’un de proche — s’accrochent à leur verre de bourbon en détaillant les « femelles » qui font commerce de leurs charmes. Aujourd’hui encore, les clients sont entraînés dans le tourbillon —  le tango sulfureux des contraires qui rendait le débordement de vitalité des bars du vieux Times Square si menaçant.
Hier soir, comme presque tous les soirs, le personnel rendait hommage à l’univers hétérosexuel. Deux videurs coriaces et blanchis sous le harnais veillaient au grain d’une main de fer, tandis que les travelos à forte poitrine servaient à boire, à la fois garces et nourricières. Il régnait une atmosphère de familia. Tout le monde s’appelait par son prénom et, bien que pour la grande majorité d’entre eux ils ne les aient pas lus, les habitués savaient tous que j’étais « le type qui écrit des livres sur nous ».
 
Bruce Benderson : Pour un nouvel art dégénéré — 1997
(Trad. Thierry Marignac)

Une historiette de Béatrice

— « Bonjour, tous vos livres sont à 1 euro c’est ça ?
— Non monsieur, seulement ceux dans la caisse devant la boutique. »
 
Cette historiette a été publiée pour la première fois en octobre 2011 sur le blog Feuilles d'automne