Cela
faisait longtemps que Jean-Luc Godard ne m'avait pas fait rigoler.
Lorsqu'il trouve que Marine Le Pen devrait être premier ministre du
Gouvernement Hollande, nous retrouvons ce qui a été pressenti il y a presque cinquante ans par un article à la teneur prémonitoire que je prends la liberté de reproduire ci-dessous. Je ne sais pas pour vous, mais entre la commémoration de Duras, et la saillie quelque peu flaccide de Jean-Luc, je crois que nous sommes dans une configuration astrale exceptionnelle...
Pierrot le Fou
Au
moment où la critique française, littéralement terrorisée par une
rhinocérite
aiguë, se roule au sol dans un compromis musical entre la crise de
nerfs, le
caprice, le pâmoison, le mal de Parkinson, le nirvâna et la colite,
nous sommes
heureux, à Positif, de posséder,
contre cet épuisant fléau, un antidote foudroyant qui est en vente dans
nos
bureaux pour le prix modique d’un article d’Aragon.
N’en
déplaise aux quelques belles dames emperlousées qui s’en viennent
parfois, yeux
révulsés et les orteils en vilebrequin, me confier brutalement que
Jean-Luc
Godard, Zarathoustra du mégaphone, leur procure, sans suite fâcheuse,
les joies
identifiables de la conception, je n’ai pas encore trouvé chez cet
auteur, au
timbre ferme, l’équivalent de l’éclair fugitif d’intelligence qu’on
remarque
dans certains états comateux au soixantième jour de sérum.
« Qu’est-ce
que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! », ce résumé
glorieux
du programme intellectuel de Jean-Luc, ânonné dans Pierrot
le Fou par une Karina ramenée au perroquet, devient un
Évangile de la régression. Le processus de répétition, de morne
plaquage, de
mise bout à bout, que quelques très ratatinés bas-bleus on le front
d’appeler collage, est devenu l’hilare système de
pensée de notre actuel régime castrateur, où le fourre-tout, méthode
favorite
d’André Malraux, engendre chez nos maîtres à penser une catatonie toute
voisine
de la momification. Godard, en assemblant un puéril scrapbook de
calembours, de
réflexions stupides empruntées à ses amis, et de bonnes pages
cérébrales, passe
pour dominer un matériel qui, en fait, le domine, lui, et devient le
lauréat
gaulliste d’un cinéma-drugstore, ou self-service, qui représente
obstinément la
France dans les Festivals internationaux (puisqu’il fabrique désormais
un film
par festival). Il n’y a plus de choix possible, on nous le dit en toute
démagogie : ce sera Godard ou le néant (1).
Personnellement,
je ne vois là aucune alternative. Il y Godard (autrement dit le Néant)
et il y
a, d’autre part, un certain cinéma français qui va de Malle à Cavalier,
en
passant par Enrico, Jessua, Resnais, Marker, Allio, Gatti et que l’on
peut
facilement définir comme l’anti-Godard, sur le plan intellectuel comme
sur, je
m’excuse, le plan moral.
En
effet, au moment ou Jean-Luc, après des intermèdes moraviens ou
pseudo-dreyeriens, s’en retourne à sa bonne période extrémiste du Petit Soldat ou des Carabiniers, il
semble difficile de soutenir, comme l’on fait
parfois, que ce Suisse indécrottable souffre d’un complexe
d’indifférentisme
qui le rend imperméable aux nuances de la politique. Je sais que
l’élite
papillonnante de notre capitale qui trouve dans le confusionnisme
l’échappatoire et le vague exquis une sorte d’excitant, voudrait
accréditer la
notion d’une sphère irresponsable et avec de délicieux gros mots à
flatter son
mépris du contenu, et sa peur atroce du signifiant. Serait-il bouché à
l’émeri
(ce que je ne crois pas entièrement), il lui reste encore des réflexes
révélateurs : celui, par exemple, de résoudre tout par
l’ascendance de la
force brutale : Pierrot et sa compagne traversent la France en
dévalisant
ou assassinant pratiquement tout le monde. La liberté qu’on vante tant
chez lui
n’est revendiquée que pour les cadavres, et l’anarchie « de
droite »
consiste à revendiquer le monde en tant qu’objet, terrain de manœuvres
activiste, ou carton de cible. La fascination de Godard pour les armes
à feu,
les « bang ! bang ! » et le geste éliminateur
(pouvant
servir de conclusion à pratiquement tout situation donnée) ne traduit
pas seulement
sa puérilité, mais ce goût destructeur indiscriminé des imaginations
stériles,
chez lesquelles elle remplace toute activité créatrice réelle, toute
générosité.
Ce
niveau infantile cultivé artificiellement dans l’ombre de Céline, est à
la foi
un alibi et une facilité. L’emploi inoffensif des jeux de mots du genre
« Allons-y, Alonzo » cache des détournements plus hypocrites.
Godard
déprécie les bandes dessinées dans le même sens que les tableaux
militaristes
en « comics » du peintre Roy Lichtenstein(2). Dans
son
recours aux Pieds-Nickelés, il raye à fort bon compte une image
souriante des
forces libertaires, au profit de Pierrot, personnage veule, bas, dénué
de
charme et dont l’inconscience est poussée jusqu’à l’aphasie mentale,
même si,
par pur snobisme on lui fait lire Elie Faure ou déclamer Lorca. De même
l’anecdote poujadiste sur les cosmonautes russo-américains, qui renvoie
commodément (comme dans Alphaville)
le communisme et le capitalisme dos à dos, l’allusion complaisante aux
gaietés
de la baignoire, le sketch minable de Belmondo et Karina sur la guerre
du
Vietnam, se parent des attributs de l’imbécillité, milieu ambiant de
Jean-Luc
et de ses laudateurs, mais révèlent un certain nombre de nostalgies,
certes
végétatives, mais qui dépassent de beaucoup le stade de l’embryonnaire.
J’ai
parlé de Céline. Dans l’admiration que Godard voue à ce cabot
surestimé, il y a
le vœu secret de pouvoir faire passer, si j’ose dire, dans le mouvement
de déballage
pêle-mêle de tout ce qui se présente à lui sur le plateau ou dans les
quotidiens, une certaine idée de l’automatisme, bref à fabriquer de la
spontanéité, dans un recours filmé au happening dont on sait qu’il est
le
recours ultime des ratés qui sabotent l’art pour n’avoir pas à
l’approcher. Or
l’automatisme, les surréalistes l’ont bien prouvé, n’est pas à la
portée de
tous les inconscients. Pour le pratiquer, il faut être poète, on ne
devient pas
poète en le pratiquant. Le cinéma de Godard, c’est le cinéma de
quelqu’un qui
cherche sans trouver (Picasso : « Je ne cherche pas, je
trouve. »), et qui remplace l’appréciation de la trouvaille par
une
jubilation de l’inaccompli et du salopé, laquelle n’existe que chez les
partisans
de l’ordre, de l’académisme et de l’officiel.
Á
ce propos, il faudrait tout de même que l’on explique à Aragon que,
dans le
vrai « collage », l’image poétique ne se forme qu’à partir de
deux
réalités distantes, lesquelles se
situent l’une l’autre, selon une dialectique secrète inaccessible à un
simple
manieur de ciseaux. Faire un collage, ce n’est pas coller n’importe
quoi,
n’importe où. Si on peut parler de collage à propos de la séquence
finale de Duck Soup ("Á la Rescousse !"),
ou à propos de la carte postale des
Champs-Élysées dans La Mort en ce Jardin,
on verra dans les deux cas une image-choc reproduire, non par la force
du
montage, c'est-à-dire de la « collure », mais par le choix de
deux,
ou plusieurs réalités en totale rupture, et qu’éclaire une vraie
conscience de
l’absurde et de l’irrationnel. Á l’ère du Traité
du Style, Aragon eût pu apprécier ce genre d’illumination poétique,
mais
l’actuel Aragon est à la mesure du Delacroix que Baudelaire
velléitaire, il
s’est ridiculement choisi dans une page mémorable et burlesque. Les
faveurs
d’un grand « diminué » de la littérature ne manquent pas de
pathétique, il est bien vrai. Le titre de gloire, en 1965, le vrai
certificat
d’authenticité intellectuelle, ce serait de n’être pas compris par
Aragon.
Á
ce jour, les films de Godard représentent une inadéquation complète de
l’homme
au matériel hétéroclite qu’il prétend manipuler au petit bonheur, une
prise de
parole basée sur la certitude sereine de n’avoir rien à dire (ce n’est
pas en
parlant que l’on devient causeur), un
désir rétrograde de faire passer l’intelligence et la responsabilité au
rang
des accessoires ornementaux ou superflus. Godard, qu’il veuille faire
du chic
et du joli avec de l’incompris et du refoulé, incarne un tripotage
particulièrement
lamentable des formes expressives, une déchéance du goût, de l’analyse
et de la
conscience qui pouvait faire croire à une crise de l’entendement, si
elle
affectait autre chose qu’une coterie gesticulante et démultipliée,
celle qu’on
catalogue dans le « Tout-Paris » parce qu’elle s’étourdit de
son
propre bruit, et que l’on peut doter, comme dit Ducasse, d’une notable
quantité
d’importance nulle. Á Venise, Pierrot le
Fou faisait ce qu’on appelle, charitablement, un bide.
Les moyens d’intimidation qui fonctionnent sous les latitudes
exotiques des Champs-Élysées n’y ont encore conditionné que les
cerveaux mous
et les défectueux du bout de gras. Il est vrai que ces derniers ont le
coup de
téléphone plus rapide que la fusée Diamant, et le cri plus strident que
le
Mystère à réaction. Mais Etaix et Chabrol nous enseignent un sain usage
des
boules Quiès. Installons-nous tranquillement dans la cybernétique à
venir : 3 films par an, 3 festivals, 3 grands prix à dormir debout
pour
les jurés, 33 articles utilisant 3.333 épithètes dithyrambiques que
nous livre
Littré, 33 titres interchangeables pour les tableaux que cite Louis
Aragon, 333
orgasmes pour Cournot. Qui se lassera le premier ? Je me pose la
question
avec l’angoisse fébrile, l’œil hagard et le sérieux d’Albert Neumann.
PIERROT
LE FOU ,
France, 112
mn, 1965. Réalisation et scénario : Jean-Luc
Godard, d’après Lionel White.
Chef opérateur : Raoul Coutard
(Techniscope et Eastmancolor). Musique : Antoine
Duhamel. Montage : Françoise Colin.
Interprètes : Anna Karina (Marianne), Jean-Paul
Belmondo (Ferdinand), Dirk Sanders
(Le Frère), Raymond Devos, Roger Dutoit,
Samuel Fuller. Production : G. de
Beauregard. Distribution : S.N.C.
Robert Benayoun, in : Positif n° 73, Février 1966
__________
Notes :
(1) Le
parallèle s’arrête là : il n’y a
point de gauche (hors Positif) pour
faire face au lauréat d’Etat. On sait que les Lettres
Françaises, depuis belle lurette, sont devenues le dernier
bastion de la réaction. L’Observateur
est devenu l’aile droite des Cahiers du
Cinéma et France Nouvelle, pour
ne pas chagriner de bon Louis A., censure Casiraghi, son correspondant
à
Venise, qui éreintait Pierrot le Fou
avec une insistance fâcheuse.
(2) Ce
dernier s’exprime volontiers à la
Jean-Luc Godard : « Je ne prends pas très au sérieux les
prototypes
fascistes, et je les utilise pour des raisons purement
formelles. » (Art News, nov. 1963)