samedi 24 mai 2025

Lecture substantielle

La typographibilité du fromage de Gruyère est une de ces questions — je m’en doutais bien — qui ne peuvent manquer de passionner tout être tant soit peu possédé de l’angoisse du demain industriel. (Si « angoisse » semble à certains un trop fort mot, mettons « curiosité » et n’en parlons plus.)
La divulgation de cette étrange aptitude du fromage de Gruyère à remplacer avantageusement la pierre lithographique m’a valu une recrudescence de communications attestant chez nos lecteurs, jointe à un courageux mépris des sentiers battus, une ingéniosité toujours en éveil.
Les grincheux, comme il fallait s’y attendre, ne manquent pas non plus, qui, devant la marche triomphale du progrès, dressent la sotte barricade de la routine et sèment sous les pas de l’idée fraîche éclose les agressifs tessons de bouteilles du plus ténébreux obscurantisme.
Haussons les épaules et passons.
Ce surtout que l’on reproche au fromage de Gruyère, comme moyen de reproductions graphiques, c’est d’abord l’inconvénient qu’il possède d’être criblé d’yeux, c’est-à-dire de trous plus ou moins volumineux, inconvénient, reconnaissons-le, bien susceptible d’arrêter un esprit moins résolu que le nôtre.
Son odeur, également, prête à mainte plaisanterie facile :
— Ce que ça fouettera, s’écrie trivialement un de nos correspondants, dans votre établissement de gruyérographie !
Des troisièmes enfin ne croient pas notre fromage capable de supporter l’énorme charge qu’entraîne l’impression sur papier :
— Des clichés métalliques eux-mêmes, objectent ces messieurs, s’écrasent rapidement à ce métier. Que sera-ce donc, avec vos pauvres quatre ronds de fromgi !...
Etc., etc., etc.
Le plus triste, c’est que toutes ces désobligeantes réflexions reposent sur un incontestable fond de vérité : oui, son odeur n’est pas de celle qu’on recherche pour le mouchoir, et oui, sa résistance aux fortes pressions est illusoire.
Au moment où, découragé de mener à bien cette intéressante entreprise, j’allais jeter le manche après la cognée, un inconnu sonnait à ma porte, un citoyen de la libre Helvétie, un grand fabricant du fromage de Gruyère.
— Bonjour, monsieur, me fit le robuste montagnard et, au nom de ma généreuse patrie, merci !
Puis le monsieur m’expliqua qu’une crise sévit sur son industrie et que, de même le Midi pâtit de la mévente des vins, de même la Suisse connaît celle non moins douloureuse du fromage de Gruyère.
— Heureusement, ajouta-t-il poliment, que vous étiez là, cher monsieur, pour empêcher la catastrophe définitive. Mais permettez-moi de vous faire remarquer que vous faites fausse route en voulant remplacer par du gruyère l’ancienne pierre lithographique. Là ne gît pas la sage solution du problème.
— Et, cher monsieur, où gît-elle, la sage solution du problème ?
— Là !
Et l’homme sortit de sa serviette une large feuille que je pris d’abord pour une feuille de papier, mais qui, je m’en aperçus tout de suite, n’était autre qu’une feuille extrêmement mince de fromage de Gruyère, d’une blancheur, d’une souplesse, d’une homogénéité parfaites ; et, de trous, pas la moindre trace.
— J’ai réalisé cette feuille en fondant du gruyère à une certaine température et en découpant le bloc ainsi obtenu par feuilles minces, grâce à un couteau mécanique qui peut débiter, à l’heure, des milliers de feuilles semblables à celle que vous avez dans les mains. Bien que d’un prix légèrement supérieur à celui du papier, ces feuilles de gruyère remplaceront facilement ce dernier, aussi bien dans la confection de livres que dans celles des journaux, car elles présenteront sur lui l’avantage une fois lues, de pouvoir servir à l’alimentation.
— Parfait ! parfait !
— Il faudra bien entendu, pour que la comestibilité en soit sans danger, qu’on emploie une encre d’imprimerie spéciale, tel, par exemple, un amalgame de truffes et de jaune d’œuf.
— Et c’est désormais que les expressions « déguster une chronique » ou « dévorer son feuilleton » pourront se prendre au pied de la lettre.
— De même qu’on pourra parler sans hyperbole de « lectures substantielles ».
Alphonse Allais

4 commentaires:

  1. Anonyme11:54

    Tout à fait amusant, bien sûr. Avec cependant un léger bémol : le gruyère n'est pas un fromage à trou, c'est l'emmental qui en a.
    Mais bon, on ne va pas en faire un fromage, hein ?

    Otto Naumme

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    1. Otto, je suis déçu. Je ne pensais pas que cette ratiocination viendrait de vous. Je vous croyais au-dessus de cela.

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    2. Anonyme19:13

      Cher Tenancier, c'est parce que j'ai eu un trou.
      Mais aussi, vous le savez, parce que je ne rigole pas avec la jaffe, la tortore, la bectance.
      Y'a plein de sujets où on peut déconner. Mais à table, soyons sérieux, merde quoi !

      Otto Naumme

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    3. Anonyme19:14

      Oh, et j'oubliais, vous connaissez mes travers "informationnels", je crois...

      Otto Naumme

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