L’ordre biblioclaste
Il est heureux que cette résistance du livre existe. Car la bibliocastie, la volonté d’abolir les livres est bien rarement un acte transgressif, subversif. Bien plus souvent c’est une politique du pouvoir, un coup de l’État, un maintien de l’ordre. Les empereurs (et, par exemple, Chi Hoang Ti), les fascistes (en Allemagne, au Chili), les Églises établies (l’Inquisition) adorent mettre les livres au feu et les écrivains au milieu. La biblioclastie s’organise alors souvent au nom d’un livre unique : Mein Kampf par exemple. On dit que la Bibliothèque d’Alexandrie fut incendiée par l’ordre de César (général et écrivain) ou, du moins, qu’il ne fit pas grand effort pour la sauver. Plus que d’autres, certains livres sont persécutés ; le manuscrit de Sade, les Journées de Florbelle, a été brûlé sur l’ordre du préfet de police Delavau.
Dans les pays les plus « civilisés », l’État et ses appareils répressifs et idéologiques n’ont que rarement besoin de brûler spectaculairement des livres. Ils préfèrent empêcher, par des contraintes économiques et avec la complicité tacite de bien des éditeurs, la publication et surtout la grande diffusion des ouvrages qu’ils jugent dangereux pour la classe dominante. Les éditeurs courageux qui veulent passer outre son souvent ruinés par des procès divers.
Contre la vénération du livre
Il convient donc de lutter pour la libre diffusion des livres contre les censures économiques et politiques, contre les autodafés. Mais, à l’intérieur même de ce combat, il n’est pas nécessaire de considérer n’importe quel livre avec une vénération fétichiste.
Regarder les librairies et bibliotèques comme des temples n’est nullement souhaitable. Il nous faut, au contraire, comprendre que la forme habituelle de nos livres est, dans une certaine mesure, liée à certains impératifs de ceux qui sont nos ennemis. Nous sommes en même temps hostiles à toute censure et irrespectueux à l’égard du livre tel qu’il existe.
Les producteurs de livres autres mettent le livre à l’épreuve ; ils le pervertissent et le faussent ; ils en font des usages contre-nature. Ils tentent de le libérer de sa forme traditionnelle. Ils sont avec le livre, pour lui.
S’ils jouent dangereusement avec sa structure, ils ne souhaitent nullement, pour la plupart, détruire les livres des autres. Ils n’en ont d’ailleurs pas le pouvoir et ne souhaitent pas le posséder. Leur biblioclastie est sans rapport avec celle des défenseurs de l’ordre.
Ils ne veulent pas, en général, changer un ordre contre un autre. Consciemment ou inconsciemment, ils sont les adversaires de tout ordre stable et c’est contre la stabilité des formes du livre que fonctionne leur pratique.
Titres des paragraphes de l’article :
— La muraille fragile et la résistance des livres
— L’ordre bibloclaste
— Contre la vénération du livre
— Les livres impénétrables
— Livres pourrissant, livres torturés
— Livres blancs et livres raturés
— A humument de Tom Philips
— La pagination en jeu
— Échapper au rectangle
— La forme du livre conservée et détournée
— À l’horizon
Gilbert Lascault : Livres dépravés, in : Écrits timides sur le visible — UGE, 10/18 (1978)
(Voir ici.)
Il est heureux que cette résistance du livre existe. Car la bibliocastie, la volonté d’abolir les livres est bien rarement un acte transgressif, subversif. Bien plus souvent c’est une politique du pouvoir, un coup de l’État, un maintien de l’ordre. Les empereurs (et, par exemple, Chi Hoang Ti), les fascistes (en Allemagne, au Chili), les Églises établies (l’Inquisition) adorent mettre les livres au feu et les écrivains au milieu. La biblioclastie s’organise alors souvent au nom d’un livre unique : Mein Kampf par exemple. On dit que la Bibliothèque d’Alexandrie fut incendiée par l’ordre de César (général et écrivain) ou, du moins, qu’il ne fit pas grand effort pour la sauver. Plus que d’autres, certains livres sont persécutés ; le manuscrit de Sade, les Journées de Florbelle, a été brûlé sur l’ordre du préfet de police Delavau.
Dans les pays les plus « civilisés », l’État et ses appareils répressifs et idéologiques n’ont que rarement besoin de brûler spectaculairement des livres. Ils préfèrent empêcher, par des contraintes économiques et avec la complicité tacite de bien des éditeurs, la publication et surtout la grande diffusion des ouvrages qu’ils jugent dangereux pour la classe dominante. Les éditeurs courageux qui veulent passer outre son souvent ruinés par des procès divers.
Contre la vénération du livre
Il convient donc de lutter pour la libre diffusion des livres contre les censures économiques et politiques, contre les autodafés. Mais, à l’intérieur même de ce combat, il n’est pas nécessaire de considérer n’importe quel livre avec une vénération fétichiste.
Regarder les librairies et bibliotèques comme des temples n’est nullement souhaitable. Il nous faut, au contraire, comprendre que la forme habituelle de nos livres est, dans une certaine mesure, liée à certains impératifs de ceux qui sont nos ennemis. Nous sommes en même temps hostiles à toute censure et irrespectueux à l’égard du livre tel qu’il existe.
Les producteurs de livres autres mettent le livre à l’épreuve ; ils le pervertissent et le faussent ; ils en font des usages contre-nature. Ils tentent de le libérer de sa forme traditionnelle. Ils sont avec le livre, pour lui.
S’ils jouent dangereusement avec sa structure, ils ne souhaitent nullement, pour la plupart, détruire les livres des autres. Ils n’en ont d’ailleurs pas le pouvoir et ne souhaitent pas le posséder. Leur biblioclastie est sans rapport avec celle des défenseurs de l’ordre.
Ils ne veulent pas, en général, changer un ordre contre un autre. Consciemment ou inconsciemment, ils sont les adversaires de tout ordre stable et c’est contre la stabilité des formes du livre que fonctionne leur pratique.
Titres des paragraphes de l’article :
— La muraille fragile et la résistance des livres
— L’ordre bibloclaste
— Contre la vénération du livre
— Les livres impénétrables
— Livres pourrissant, livres torturés
— Livres blancs et livres raturés
— A humument de Tom Philips
— La pagination en jeu
— Échapper au rectangle
— La forme du livre conservée et détournée
— À l’horizon
Gilbert Lascault : Livres dépravés, in : Écrits timides sur le visible — UGE, 10/18 (1978)
(Voir ici.)