Votre Tenancier rédige
des histoires et se prend pour un écrivain. Cela devient normal au bout
d’une centaine de nouvelles publiées et encore quelques une en magasin.
Le sentiment passe après quelques heures, rassurez-vous. Parfois, votre
Tenancier chéri se dit qu’il expérimenterait bien ce que l’on prête aux
écrivains, comme les séances de signature, événement encombrant, parce
que l’on ne sait trop qu’écrire au-dessus du paraphe. Il s’y est adonné
toutefois et en sort avec des sentiments mitigés. Il préférerait boire
un verre et converser plutôt que de rédiger une formule sur une page
titre ou de garde, c’est selon. Il s’exécute de bonne grâce, malgré
tout, lorsque l’occasion se présente. Il lui prend aussi la tentation
de solliciter une résidence d’écriture et renâcle au dernier moment. Si
la perspective de s’exporter dans l’ex-domicile d’une célébrité
(Yourcenar, Gracq, etc.) pour travailler peut ravir, l’acte comporte
quelques contreparties. Outre le fait d’exhiber une bibliographie en
bonne et due forme pour être avalisé, l’impétrant se voit obliger de
consacrer un tiers de son temps en résidence — la règle se généralise —
à causer sur des sujets imposés, ou choisis, mais qui correspondent aux
mêmes critères qui ont déterminé la sélection de l’auteur, la
géographie, le style, le genre, le lieu de résidence et peut-être un
jour le panégyrique d’un président de région ou autre grosse légume, au
train où vont les choses.
Votre Tenancier se montre volontiers logorrhéique à ses moments et il
se débrouille parfois assez bien à l’oral. Pour autant, partant pour
s’isoler dans un labeur de création, selon un naïf espoir, doit-il se
forcer à prodiguer une « conférence » en médiathèque, dans une école ou
ailleurs sur son travail d’écriture ou autre sujet pour lequel votre
serviteur ne se déplacerait pas ? Votre Tenancier a écrit une
cinquantaine de nouvelles et un roman autour du Fleuve. Croit-on que
l’auteur se trouve à même de gloser sur ce qu’il a pondu ?
Comment peut-on penser que le travail d’écriture rend disert sur divers
sujets ? Et même, ces sujets, s’il y tient, ne désire-t-il pas les
garder au secret avant une restitution au bout de son clavier ? Quel
foutu masochiste irait donc se gaufrer un tel pensum, à écouter ou à
déclamer en public, dites-moi ? Et qui les animerait, alors ? Le
soupçon se confirme, ce donnant-donnant (« En échange je te fournis la
baraque et un pécule de smicard »), est destiné au corps professoral se
piquant de littérature, en congé sabbatique, et qui arrondit les fins
de mois en émargeant aux directions culturelles régionales. Enfin,
pourquoi un écrivain serait-il approprié pour mener une causerie et
pourquoi, tout à coup, serait-il astreint à des actes qui ne concordent
pas forcément à ses mœurs : contraintes horaires, socialisation, etc. ?
Certes, il existe une catégorie que ces servitudes picrocholines ne
dérangent pas étant donné que cela constitue un prolongement de la
pratique professionnelle : faire des cours. Le soussigné a terminé sa
scolarité en 3e aménagée, s’est emmerdé jusque là sur les bancs de
l’école, et en conséquence réprouve la perspective de se plier à ces
services que l’on a l’air de trouver normaux par ailleurs. En effet, il
semble bien que le travail de l’écrivain se révèle suspect. La
nécessité de sa rentabilité passe donc également par des manifestations
en marge qui acquièrent valeur de preuve d’une activité artistique :
avoir l’air intéressant, même si l’objet de la preuve ne comporte que
de lointains rapports avec les obsessions de l’auteur. Pourquoi donc
s’étonner du procédé ? L’on gage que ces libéralités financières
accordées aux écrivains en échange d’un « service public » sont agréées
par du personnel politique qui, par ailleurs, s’y connaît en gage de
compétences, n’est-ce pas ? Cela peu avoir été créé à l’instigation de
fonctionnaires culturels revenus d’une certaine vision édénique de la
littérature… Au fond, le Tenancier se moque assez de ces raisons, il
sait que le régime libéral dans lequel il vit et qui régit ce genre
d’institution se refuse à « payer des gens à ne rien foutre » — enfin,
une certaine catégorie de gens — et que ceux-là doivent démontrer un
bon vouloir (pour l’artiste), ou de l’obéissance (pour ces « salauds de
chômeurs »). Le Tenancier sait tout cela. Il a néanmoins été tenté de
solliciter une résidence, et puis la paresse, et puis se retrouver loin
de la femme qu’il aime, et puis… Alors, il a songé à trouver un moyen
chic d’exposer son renoncement en jouant au rebelle.
Quelle fatigue !
En fin de compte, la flemme à l’idée de « faire mine » l’a emporté et
il vous en fait part. Il continuera de bosser dans son bureau.