jeudi 20 novembre 2014

Quantès

Quantès ? Corruption de Quand est-ce ? Lorsqu'un compositeur est nouvellement admis dans un atelier, on lui rappelle par cette interrogation qu'il doit payer son article 4 ; c'est pourquoi Payer son quantès est devenu synonyme de payer son article 4. Cette locution est usitée dans d'autres professions.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883



Quantès ou Quand est-ce ? (Le) : Tournée payée par le nouvel arrivant à ses camarades de bureau ou d'atelier.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

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Napoléon et Paris (et puis les chats, aussi...)

Pas question de pause pour le moment dans ce présent blog, comme il est fait allusion ci-dessous. Mais cette réédition est l'occasion de rapprocher ces deux billets dominés par le coq-à-l'âne. Ils ont été publiés respectivement en juin et en juillet 2008 sous des titres différents dans notre site précédent...

L'auteur de ce blog, jugeant que sa production est un peu élevée et que la moindre panne d'inspiration pourrait nuire au rythme imposé par lui, a décidé de lever un peu le pied avant que de subir d'une manière trop pregnante le vertige du prompt palpitant (équivalent électronique de l'angoisse de la page blanche).
En conséquence, le soussigné va emmagasiner quelques articles et les publier à raison d'un ou deux textes par semaine. Au bout d'un an cela fera tout de même une belle quantité.
Reste que l'envie d'être lu demeure.
Sinon, l'on ne ferait pas de blog.
N'ayant pas les ressources immodérées du marketing, nous nous bornerons à faire preuve d'une astuce qui a déjà fait ses preuves.
C'est François Valorbe, publiant son ouvrage intitulé Napoléon et Paris, qui donne la voie à suivre. L'auteur, ayant décidé d'être lu, s'était renseigné sur les titres les plus vendeurs, d'où icelui nommé ci-dessus - n'ayant du reste aucun rapport avec le contenu.
Désormais, ni Napoléon ni Paris ne font autant recette qu'en 1959, année de parution du livre, chez Losfeld.
Restent les chats.
Nous intitulerons donc ce bref article : «Les Chats de Napoléon à Paris» ce qui va rendre ce blog éminemment populaire et consensuel. Bien entendu, nous mettrons également une photo.





Il y a quelques articles de là, je faisais allusion à François Valorbe…
Voici ce que j’ai retrouvé :
« […] De toute façon Valorbe mérite de passer à la postérité pour un canular digne des meilleurs d’Alphy. Il m’avait apporté des contes qui me séduisirent d’emblée : malheureusement aucun des titres de ces contes ne pouvaient donner son titre à l’ouvrage. Le lendemain, il imagina une préface – stratagème qui était en fait un alibi pour le titre trouvé, Napoléon et Paris :
« Il était une fois un homme qui s’appelait Napoléon. Cet homme habitait Paris. Pour plus de précision, disons que notre héros avait Napoléon pour patronyme et ceci est assez rare, contrairement au prénom fort répandu un peu partout. Le sien de prénom devait être quelque chose comme Bonaparte. Pour plus de précision encore, il est bon d’ajouter que ce Bonaparte Napoléon habitait la petite ville du Kentucky qui répond au joli nom de Paris… Le présent texte n’est qu’un prétexte : celui de donner un titre au recueil. Un de nos amis, des mieux informés en la matière, nous ayant assuré que, best-sellers mis à part, les titres les plus aisément négociables sur le marché de la librairie sont, dans l’ordre, les nominatifs « Napoléon » et « Paris », nous avons pensé qu’il serait vraiment trop bête de passer à côté d’une affaire si belle et si facile. »
Ce livre, à cause de son titre, eut l’insigne honneur de figurer en bonne place dans la vitrine, consacrée à l’épopée impériale, d’un libraire voisin de l’École Militaire. »
On trouvera cet extrait dans :
Eric Losfeld : Endetté comme une mule, ou : La passion d’éditer – Belfond, 1979



Bien sûr, tout le livre est à lire intégralement et plusieurs fois !
Nous y reviendrons un jour, Eric Losfeld est un Personnage qui ne peut pas laisser indifférent…
Je ne possède pas le livre de Valorbe, bien que j’ai croisé ce volume plusieurs fois dans ma carrière professionnelle. Mais je ne désespère pas d’en retrouver un pour ma bibliothèque.
P.S. : Il est généralement d’usage de donner également la page ou se trouve l’extrait. Eh bien non, vous ne l’aurez pas. 
Z’avez qu’à lire le livre en entier !

Une historiette de Béatrice

Devant le coin romans (classement alphabétique) :
— « Et comment je fais pour trouver un roman écrit par un anonyme ?
— Quel titre cherchez-vous ?
— Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. »

Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

On pave !

On pave ! Exclamation pittoresque qui exprime l'effroi d'un débiteur amené par hasard à passer dans une rue où se trouve un loup. Le typo débiteur fait alors un circuit plus ou moins long pour éviter la rue où l'on pave.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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mercredi 19 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — V

La dernière fois que j’étais venu dans la 42e rue, c’était pendant une vague de chaleur. Maintenant il faisait un froid de canard. J’avais les mains dans les poches, mon manteau boutonné jusqu’au ras du cou et je regrettais de n’avoir pas pensé à mettre des gants et un cache-nez. Le ciel était de divers tons de gris, et la neige annoncée par la météo allait certainement finir par tomber.
Malgré tout, la rue ne semblait guère avoir changé. les gamins qui se tenaient par petits groupes sur les trottoirs portaient des vêtements un peu plus épais mais on ne pouvait quand même pas dire que leurs tenues étaient de saison. Ils remuaient sans doute un peu plus, sautillaient sur place pour se réchauffer mais, en dehors de ça, ils étaient a peu près comme avant.
Je parcourus le pâté de maisons dans les deux sens, en marchant d’un côté de la rue, puis de l’autre, et quand un gamin noir me demanda « Envie de fumer ? », au lieu de l’envoyer promener en secouant négativement la tête, j’indiquai du doigt l’entrée d’un immeuble et je m’y rendis. Il m’y suivit aussitôt, et ses lèvres remuèrent à peine quand il me demanda ce que je voulais.
— Je cherche TJ, répondis-je.
— TJ, fit-il. Ben, si j’en avais, c’est sûr que je vous en vendrais. Je vous ferais même un bon prix.
— Tu le connais ?
— Parce que c’est quelqu’un ? je croyais que c’était une marchandise, vous savez.
— Ça ne fait rien, dis-je en me détournant pour m’en aller. Son bras m’arrêta.
— Hé doucement. On est en pleine conversation. Qui c’est ce TJ ? C’est un disc-jockey ? TJ le DJ, c’est pas chouette, ça ?
— Si tu ne le connais pas…
— Quand on parle de TJ, ça me fait penser à ce vieux qui était lanceur de l’équipe des Yankees. Tommy John ? Il a pris sa retraite. Si vous voulez quelque chose de la part de TJ, vous feriez mieux de me le demander.
Je lui donnai ma carte.
— Dis-lui de m’appeler.
— Hé, de quoi j’ai l’air, mec, d’un putain de garçon de course ?
J’eus une demi-douzaine de variantes de cette conversation avec une demi-douzaine d’autres citoyens modèles. Certains me dirent qu’il connaissaient TJ, d’autres qu’ils ne le connaissaient pas, et je n’avais aucune raison de croire les uns ou les autres sur parole. Aucun d’entre eux ne savait avec certitude ce que j’étais vraiment, mais j’étais forcément un exploiteur potentiel ou une éventuelle victime, quelqu’un qui essaierait de les mettre au pas ou quelqu’un qu’ils pourraient faire marcher.
L’idée me vint que je ferais peut-être aussi bien d’engager quelqu’un d’autre, plutôt que de m’efforcer à trouver TJ — qui n’était après tout qu’un autre petit voyou débrouillard puisqu’il s’était débrouillé pour soutirer cinq dollars sans effort à un vieux type aguerri et madré de mon espèce. Si je voulais distribuer des billets de cinq dollars, la rue était pleine de gamins qui seraient ravis de prendre mon argent.
En outre, ils étaient tous plus faciles à trouver que TJ qui pouvait très bien ne pas être libre. Cela faisait six mois que je ne l’avais pas vu, et six mois, ça faisait très longtemps dans ce petit bout de rue. Il avait pu décider d’exercer ses talents dans un autre quartier. Il avait peut être trouvé un emploi. A moins qu’il ne soit en train de faire un séjour en taule.
Il se pouvait aussi qu’il soit mort. Quand cette possibilité m’apparut, j’observai les jeunes dans la rue et je me demandai combien d’entre eux fêteraient leur trente-cinquième anniversaire. La drogue en tuerait certains, la maladie en tuerait d’autres, une bonne partie du restant trouveraient le moyen de s’entre-tuer. Je ne m’attardai pas sur cette pensée qui avait de quoi vous ficher le cafard. La 42e rue était suffisamment déprimante quand on considérait les choses au présent. Y penser au futur était intolérable.
 
Lawrence Block : Une danse aux abattoirs — 1991
(Trad. Rosine Fitzgerald)

Naïf

Naïf s. m. Patron. Le vieux pressier resta seul dans l'imprimerie dont le maître, autrement dit le naïf, venait de mourir. (Balzac.) N'est plus guère usité ; aujourd'hui on dit le patron.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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mardi 18 novembre 2014

Une historiette de George

Deux types entrent, la cinquantaine, voûtés, l'air fatigué.
— « Bonjour, est ce que vous achetez des livres ?
— Désolé, pas pour l'instant.
— Ah... Non, mais sinon, vous en reprenez ?
— Non, je ne peux rien racheter pour l'instant.
— Ah... Donc, pas pour l'instant ?
— Non.
— Bon, eh bien... au revoir.
— Au revoir. »

Macabre

Macabre, s m. Un mort - Ce mot paraît venir de ces danses macabres que les artistes du moyen âge peignaient sur les murs des cimetières. La Mort conduisait ces chœurs funèbres. On dit plus souvent Macchabées.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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lundi 17 novembre 2014

Originale, mon oeil

Il y en a un au fond de la classe qui n’a pas l’air d’avoir suivi :
- « Pourquoi parlez-vous "d’originales" et non d’originaux quand vous parlez de certains livres ? »
Pfff…
- Parce que je parle d’éditions originales et que c’est au féminin, tiens ! Y’en a, j’vous jure !
Les originaux, ce sont souvent les amateurs d’originales. Il y aurait des portraits à faire, chaque librairie possédant sa propre collection. Cette originalité, qui plus est, ne se transmet pas de la même façon d’une librairie à l’autre alors que c’est la même personne qui la véhicule. Nous avons affaire ici à une idiosyncrasie symbiotique interactive entre l’amateur d’originale et le libraire… une sorte d’araignée au plafond portable, quoi.
Il y a les originales, les vraies.
Et puis, il y a également celles que l’on aimerait nous faire passer pour telles.
Je ne parle pas du tout venant en provenance d’Ebay, où il m’a été donné de voir des rééditions récentes passer pour originales (Le Voleur, de Darien, en édition Pauvert, par exemple). On ne tire pas sur les ambulances. Enfin, surtout lorsqu’elles sont vides.
Je veux parler plutôt d’une manie développée il y a déjà pas mal de temps dans les catalogues et qui s’est perpétuée jusque dans les descriptifs sur Internet. Cela consiste à prendre un ouvrage quelconque et lui accoler un Mention fictive d’édition ou Année de l’originale, etc. Et alors, me diriez-vous, nous voici avertis, pas besoin de s’agiter pour autant ? J’agréerais volontiers cette remarque si ces livres ne subissaient également une montée appréciable de leur prix par rapport aux mêmes ouvrages n’ayant pas reçu l’honneur de ces mentions. Sans doute est-ce la proximité mythique de l’originale qui déclenche cette subite inflation, mais, à mes yeux, rien ne la justifie.
Une édition originale est le premier tirage de la première édition. On comprend dans celle-ci, la déclinaison de tous les papiers : tirage de tête, second papier, tirage d’édition, service de presse, tirages hors commerces, réservés, pourvu que ceux-ci comportent les mêmes spécifications de tirages et les mêmes dates.
Or, ce n’est certes pas le cas d’un ouvrage publié la même année que l'originale et qui, par le fait, ne fait pas partie du même tirage. Ainsi,l’achevé d’imprimer fait souvent foi, la justification du tirage également, parfois le papier utilisé ou même la couverture, et une infime différence est bien souvent déterminante. Tout autre mention impliquant une différence avec l'originale, même une correction typographique dans le texte témoigne du fait que nous ne sommes pas en présence du premier tirage de la première édition. Ainsi, si vous avez un ouvrage en main, avec un bon achevé d'imprimer, correspondant à la première édition, la même apparence qu'une édition originale mais avec la mention de "deuxième édition" ou "quatrième édition" sur la couverture, il nous faudra une preuve objective que cette mention a été ajoutée par l'éditeur sur le premier tirage. Cette preuve n'existe généralement pas, car la plupart des libraires n'ont pas accès aux archives des éditeurs si tant est qu'elles existent. Les seules sources sont encore les bibliographies spécialisées qui demeurent souvent muettes sur la question.
Quant à la « mention fictive » si chère à quelques confrères, je conçois mal qu’elle soit si souvent sur la page de titre, ce qui signifie que l’on aurait refait un tirage à part d’un cahier, retiré l’ancien pour le remplacer par le nouveau, tout ceci après avoir débroché les quelques milliers d’exemplaires.
C’est, cela, oui…
Cela aurait été prémédité dès le début par l‘éditeur ? En bibliographie, ce genre de chose doit être vérifié et j’aimerais beaucoup en connaître les sources, dans ces cas précis.
J’arrête d’ironiser.
Je veux seulement ici évoquer une dérive courante du catalogage qui peut, dans les mains les plus indélicates, être un moyen d’écouler des ouvrages en un état médiocre avec le prestige d’une « presqu’originale ». Si le libraire peut – et doit – alimenter le fétichisme de ses clients, il est des perversions qu’il serait souhaitable d’éviter. Ainsi, créer une sorte de classe intermédiaire et indéterminée d’ouvrages ne sert qu’à rendre anodin le concept d’édition originale et détourner l’attention de l’amateur de bien d’éditions courantes dans un meilleur état.
Il ne me vient certes pas à l’idée de vouloir réglementer d’une quelconque manière ce genre de pratique. Je souhaite seulement que les quelques lecteurs de ce blog aient conscience de cette petite manie et que, en s’y prêtant, ils risquent simplement de prendre des vessies pour des lanternes.
Comme je l'écrivais à l'un des mes camarades de jeux, chez Henri Lheritier (son blog ne semble plus exister), ce n’est pas l’année qui compte mais le plaisir qu’on en tire. Et si vous tenez réellement à une édition originale, ne confondez pas bibliophile et bibliomane, les deux sont compulsionnels, subissent des bouffées délirantes, mais l’un des deux, au moins, est un maniaque de l’exactitude.
Alors, originale ou pas ? C'est à vous de choisir, les motivations des bibliophiles, et des amateurs de livres en général, sont infinies. En achetant ces ouvrages on achète une part de fantasme : "Le premier, rare, avec la faute à la page 165 et sans la couverture de relais !!! Celui-là et rien d'autre, même pas le tirage sur beau papier fait une semaine après, ça compte pas !" Pour ceux-là, la "mention fictive" de tirage, d'édition ou autre faribole ne sert qu'à discréditer le libraire.
Personnellement, bien qu’un peu bibliophile, je préfère souvent ranger dans ma bibliothèque un volume en bon état et agréable plutôt qu'une ruine glorieuse...
Enfin, ce codicille : il est vrai que certains ouvrages ont fait l’objet d’une mention fictive d’édition ou de mille. Le fait est avéré dans quelques rares cas. Mais comment le savoir ? Dans ces cas là, il n’y a qu’une seule réponse : faire preuve de prudence, de modestie, et se taire.

Ce billet est paru en juillet 2008 sur le blog Feuilles d'automne.

L'absinthe ne vaut rien après déjeuner

L'absinthe ne vaut rien après déjeuner. Locution peu usitée, que l'on peut traduire : Il est désagréable, en revenant de prendre son repas, de trouver sur sa casse de la correction à exécuter. Dans cette locution, on joue sur l'absinthe, considérée comme breuvage et comme plante. La plante possède une saveur amère. Avec quelle amertume le compagnon restauré, bien dispos, se voit obligé de se coller sur le marbre pour faire un travail non payé, au moment où il se proposait de pomper avec acharnement. Déjà, comme Perrette, il avait escompté cet après-dîner productif.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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Balades dans la Cité de la nuit — IV

Pour pouvoir mener de front la multitude de rackets et d’affaires plus ou moins louches dont il s’occupait, il fallait que Rothstein ait de solides appuis politiques. Il était à tu et à toi avec de gros manitous de Tammany Hall tels que Jimmy Hines et Thomas Foley, et son influence s’étendait jusqu’aux sergents de villes et aux agents de la prohibition. A la fin des années vingt, il consacrait le plus clair de ses activités à ses affaires de drogues.
Il entretenait une ancienne actrice, Inez Norton. Sa femme finit par se lasser et demanda le divorce.
Le 4 novembre 1928, Rothstein emmena Inez Norton dîner au Colony. Il la laissa ensuite dans un cinéma et se rendit au Lindy’s. Cette brasserie située sur Broadway entre la Quarante-neuvième et la Cinquantième Rues était le quartier général favori de Rothstein. Assis dans un box devant un verre de jus d’orange, il recevait l’un après l’autre les quémandeurs qui venaient solliciter un prêt, un service ou un conseil. c’est au Lindy’s qu’il accepta de commanditer un homme comme Lucky Luciano… et une opérette comme La Rose Jaune d’Abie. Ce dimanche soir là, il était assis dans son box habituel et bavardait à voix basse avec Meehan. Un peu après dix heures, on le demanda au téléphone. Il alla prendre la communication à la caisse, puis il revint à sa table et tendit à Meehan un calibre 38 en lui disant :
— Garde-moi ça, McManus me demande de passer le voir au Parc Central.
L’hôtel du Parc, qui s’appelle aujourd’hui le Parc Sheraton, se trouvait dans la Cinquante-sixième Rue, pas très loin du Lindy’s. Une demi-heure environ après avoir confié son pistolet à Meehan, Arnold Rothstein était devant la porte de service de l’hôtel avec une balle dans l’estomac. il tenait encore debout et quand un groom voulut l’aider, il lui dit :
— Appelez-moi un taxi, on vient de me tirer dessus.
 
Ron Goulart : Les 13 César — 1967
(Trad. Noël Chassériau)

Dans lequel le Tenancier commence à vitupérer, se fait meneuse de revue et finit par vouloir faire un communiqué

— « Euh… dites, Tenancier…
— Quoi encore ?
— Quelle est votre opinion sur…
— Ah non, ça ne va pas recommencer ? L’autre fois, vous me demandez mon avis sur une connerie ministérielle et paf deux jours après, qu’est-ce qui déboule ? Christine Angot qui cite Duras dans Libération sur le même sujet ! Pour le coup, je me sens mal, moi, j’ai l’air d’adhérer par anticipation. Partant du même principe, comme je vais répondre à vos questions à la noix, on risque de se retrouver à faire de la table tournante en compagnie de Maurice Druon, Michel Droit et Jean Dutourd ! Du gore en direct. Bientôt quand je vais vous voir arriver, faudra que je fasse provision de pattes de lapin ! Merdalors, Christine Angot ! Duras ! Libération ! La scoumoune, quoi.
— Je ne peux pas dire le contraire, Tenancier, mais qu’est-ce que vous êtes ronchon, vous alors !
— Quand on m’importune, toujours.
— Je peux vous poser la question, oui ou non ?
— Vous pouvez toujours essayer, pas sûr que je réponde.
— Alors, c’est Jean-Luc Mélenchon qui…
— Je vois. Laissez tomber.
— Eh bien quoi ?
— Vous alliez me dire que Mélenchon n’aime pas Assassin Creed parce que ça dit du mal de Robespierre, c’est ça ? Alors ne vous fatiguez pas parce qu’encore une fois vous me posez des questions sur les conneries proférées par mes contemporains et que je m’en bats un peu les choses, voyez-vous.
— Tout de même…
— Pfff… Qu’est-ce que vous voulez que je dise ?... En plus ça va me mettre mal avec des gens que j’aime bien, même s’ils aiment un peu trop les Jean-Luc. En gros, le stalinien au petit pied, là, il est dans son rôle : ça bat de l’estrade, ça vitupère à bon compte, et puis quoi ? On va retirer le jeu de la vente ?
— Oui, mais les valeurs de la République…
— Ouais, les anachronismes relevés par les historiens, les portrait caricaturaux… si vous voulez une analyse sérieuse allez donc voir du côté des historiens. Tenez, il y a un blog consacré à la Révolution, jetez un oeil , on en parle et c’est intéressant. Cela dit, c’est aussi à côté de la plaque, selon moi, au sujet de ce jeu. Et puis, votre République, hein, demandez donc à la Ligue des Droits de l’Homme, vous en aurez des nouvelles.
— Pourquoi « à côté de la plaque ».
— Parce que tout le monde feint de penser que ce jeu qui consiste à dessouder ses — presque — contemporains serait une œuvre de l’esprit. Or ce machin est un produit ludique, distribué certes par une boîte française mais dont la zone de chalandise est le monde entier.
— Et alors ?
— Faut tout vous dire, à vous ? Vous avez souvent l’intention de venir me faire votre numéro ? Bon, j’explique : ces jeux empruntent des marqueurs qui n’appartiennent ni à l’histoire ni à la culture réelle. Les archétypes utilisés — guillotines, drapeau tricolore, Bastille — sont utilisés pour baliser le jeu, ce sont simplement quelques briques disposées pour le repère du joueur, pour lui vendre de « l’exotisme ». Ces éléments font partie d’un fonds qui doit plus aux lieux communs que la complexité du réel.  Ce n’est pas une thèse pour faire réfléchir Kevin sur le côté LOL de la période thermidorienne. Tiens, c’est comme Notre Dame de Paris.
— Ah, Hugo…
— Non ! Disney.
— Une de vos comparaison, encore ?
— Oui : vous vous souvenez de la cathédrale, dans le truc honteux qu’ils osent appeler « dessin animé » ?
— Vaguement.
— Le beau parvis, devant, qui a été dégagé sous… Viollet Le Duc, par exemple ?
— Anachronisme, voilà.
— Oui, mais voulu ! Aussi volontaire que les archétypes utilisés pour Assassin Creed ! Kevin se tape comme de sa première cartouche Sega de l’histoire de la Révolution française. Mathiez ? Inconnu au bataillon. Fume c’est du conventionnel. En revanche on y retrouve toute l’imagerie idiote qui traîne dans le monde entier et c’est normal, c’est un produit avec des vrais morceaux d’artefacts virtuels dedans, c’est du reconstitué après lyophilisation mondialisante, sachant que la première clientèle pour ces machins est anglo-saxonne et qu’Assassin Creed doit plus aux histoires du Mouron Rouge de la Baronne Orczy qu’à un livre d’Histoire de l’école primaire. C’est de l’imagerie à touriste, rien d’autre. Bref, de la connerie en barre, mon cher. Même pas de quoi s’insurger, c’est un produit calibré issu de l’économie libérale, fabriqué pour aliéner un chouïa et certainement pas pour conscientiser l’éventuel utilisateur. Ils ne vont tout de même pas se tirer une balle dans le pied… Du reste le peuple y semble considéré comme une bande de salauds. Tiens ! Comme dans Métronome de Lorant Deutsch.
— Sauf que ce dernier fait de l’histoire…
— … comme je suis meneuse de revue à l’Alcazar. Et à mon avis, j’ai plus mes chances. Au fait, à propos de trucs intelligents, vous vous souvenez de la loi sur les publications destinées à la jeunesse ?
— Oui, enfin, je crois. Vous voulez faire allusion au fait que le moindre journal devait contenir quelques pages à vocation pédagogiques, quelque chose comme ça ?
— Vous vous souvenez des rubriques « Le Saviez-vous ? » dans Météor, dans Battler Britton, etc. ? Eh bien, vous savez quoi ?
— Non, mais je ne vais pas tarder…
— Tout juste. Eh bien on dirait qu’il n’y a pas de rubrique pédagogique dans Assassin Creed. Étonnant, non ? Mais il est vrai que c'est un produit classé « 18 ans et plus ». Je me résume : aucun alibi pédagogique, produit industriel calibré, marchandise spectaculaire, une bonne daube contemporaine, quoi.
— Donc, Mélenchon…
— Merci de me remettre sur les rails, mon vieux. En définitive, je lui donne raison de ne pas être content. Étant donné qu’on nage dans le bonheur, que le stade ultime de la lutte des classes a abouti à l’utopie socialiste, les seuls moments d’exaltations militantes se situent bien au niveau de la critique d’un jeu vidéo.
— Vous persiflez.
— Moi ? Jamais ! Je ne me permettrais pas, voyons. N’empêche que je me ferais bien une partie. J’ai vu des mômes jouer sur des versions antérieures, c’était assez bluffant.
— Vous jouez, Tenancier ? J’aurais jamais cru.
— De temps en temps sur des jeux de stratégie, mais attention, hein, y’aurait de quoi redire sur les manœuvres des hastatis dans la légion romaine, c’est pas du tout crédible, je trouve !
— Ah ?
— D’ailleurs, je vais faire un communiqué ! Faut pas déconner avec la légion romaine… »

(Post scriptum quelques heures après :  au même moment, le blog Le Moine Bleu fait un billet sur le Jean-Luc. On adore).

Jacques (Aller à Saint)

Jacques (Aller à Saint). v. Faire des bourdons. « Un compositeur que l'on envoie à Saint-Jacques, dit Momoro, est un compositeur à qui l'on indique sur ses épreuves des remaniements à faire, parce que celui qui corrige les épreuves figure avec sa plume une espèce de bourdon aux endroits omis pour indiquer l'omission. » C'est sans aucun doute de cette grossière représentation de l'espèce de long bâton sur lequel s'appuyaient les pèlerins à Saint-Jacques-de-Compostelle que vient le mot Bourdon. Il faut ajouter que l'expression Aller à Saint-Jacques est actuellement presque inusitée. V. Aller en Galilée, en Germanie.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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dimanche 16 novembre 2014

Une historiette de Béatrice

— « Je vous félicite pour votre caisse à 1 euro, on y trouve aussi de très bons livres.
Un tour dans la boutique plus tard :
— Dites, je me demandais, ce très bon livre à 9 euros est en état très moyen, vous ne le mettriez pas dans la caisse à 1 euro ? »
 
Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Il n'y en a pas !

Il n'y en a pas ! Réponse invariable du chef du matériel, du moins d'après le dire de MM. les paquetiers. Le chef du matériel est chargé, entre autres fonctions, de donner aux paquetiers la distribution et les sortes manquantes. On comprend qu'il soit assailli de tous côtés. On prétend que, d'aussi loin qu'il voit arriver vers lui un homme aux pièces, avant que celui-ci ait ouvert la bouche, il s'empresse de répondre à une demande qui n'a pas encore été formulée par ce désolant : Il n'y en a pas ! Dans quelques maisons, Il n'y en a pas ! est remplacé par Derrière le poêle !

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

(Index)

vendredi 14 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — III

A cette époque, je n’avais pas pris de drogue et il ne m’était pas venu à l’esprit d’y toucher. Je me mis en quête d’un acheteur pour les deux articles et c’est ainsi que je fis la connaissance de Roy et d’Herman. Je connaissais un petit truand natif de New York qui travaillait comme cuistot chez Jarro’s, « histoire de se faire oublier », comme il l’expliquait. Je l’appelai pour lui dire que j’avais quelque chose à fourguer et lui donnai rendez-vous à l’Angle, un bar de la 8e Avenue près de la 42e Rue.
Ce bar était le quartier général des voyous de la 42e Rue, une bande de petits demi-sel. Ils étaient perpétuellement à la recherche d’un « cerveau » capable de monter des coups et de leur dire exactement ce qu’il fallait faire. Comme aucun « professionnel » n’aurait accepter de s’acoquiner avec des types aussi visiblement paumés et ratés, ils s’obstinaient à chercher, tout en racontant d’énormes bobards sur leurs gros coups, se faisant oublier en travaillant comme plongeurs, barmans ou serveurs, tabassant à l’occasion un ivrogne ou un pédé timide, toujours à la recherche du « cerveau » sur une grosse affaire qui leur dirait un jour : « Je t’ai bien observé. Tu es le type dont j’ai besoin pour ce coup. Maintenant, écoute-moi… »
 
William Burroughs : Junkie — 1953
(Trad. Catherine Cullaz et Jean-René Major)

H !

H ! Exclamation ironique qui est employée dans une foule de circonstances. C'est l'abréviation du mot hasard, dont on se sert également. H ! ou hasard ! est employé ironiquement et par antiphrase pour dire qu'une chose arrive fréquemment. Un poivreau vient-il promener sa barbe à l'atelier, H ! s'écrient ses confrères. Quelqu'un raconte-t-il une sorte un peu trop forte, son récit est accueilli par un H ! très aspiré et fortement accentué.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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Où le Tenancier montre qu'il n'est pas citoyen, pérore sur les salles d'attente et fait un pléonasme

— «  Dites donc, Tenancier, vous avez une opinion, vous, sur Fleur Pellerin ?
— C'est-à-dire ?
— Ben… ses déclarations sur Modiano ou, vous savez, la déclaration où il s’agissait " d’aider le public à se frayer un chemin dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents pour lui ", par exemple. Entre parenthèses, je suis confiant, elle a pas fini d’en dire encore !
— Oui, bon, ça vous intéresse vraiment ?
— C’est une ministre, tout de même…
— Eh bien ce n’est ni la première ni la dernière personne à dire des conneries à un poste ministériel, je ne vois pas en quoi ça devrait vous agiter plus que ça, mon vieux…
... Allez, je ne vais pas faire ma rosière plus longtemps, je suis d’accord : Fleur Pellerin a dit n’importe quoi et la seule justification qu’on peut lui accorder, c’est la franchise de son ignorance quand on lui retire ses béquilles pour le cas de Modiano et le fait qu’elle agit au mieux de ses compétences pour un boulot qui n’est pas fait pour elle, visiblement, pour ce qui concerne ses discours d’énarque.
— Le Principe de Peter ?
— Ça, ce serait dans le cas où elle atteindrait son niveau d’incompétence. Non, simplement, elle est dans le cas d’un cadre d’une grande boîte qui gazait raisonnablement dans le service logistique et qui, à niveau égal, se retrouve dans le marketing. Il ne sait pas faire, mais il est plein de bonne volonté, quoi. Ce n’est pas tout à fait de l’incompétence si on se met dans l’optique de ces cadors.
— Alors comme ça, vous lui fournissez des excuses ?
— Eh bien là, je rigole et je me tape sur le ventre ! Entre nous, c’est le fait de vouloir être ministre qui devrait être prétexte à nous fournir des excuses. Elle n’a pas refusé le poste, que je sache, hein. Je n’excuse pas, donc, je justifie la sottise ministérielle, qui est somme toute consubstantielle à la pratique du pouvoir. Fleur Pellerin est plutôt un beau reflet de la république bourgeoise (pléonasme, il n’y en a pas eu d’autres) dans le sens où elle est composée de bourgeois également : sensibles à la versatilité des modes, anglicisants jusque dans leur langage vernaculaire, accrocs aux hochets conceptuels ou consuméristes, etc.
— Oui, mais elle est ministre de la culture, tout de même ?
— Et alors ?
— Je ne sais pas moi, elle pourrait coller à la fonction, non ?
— Ah mais je suis persuadé qu’elle fait les efforts pour ça. Je ne me fais pas de soucis, les conseillers vont plancher, et contrairement à ce que vous pensez elle va dire moins de conneries.
— Mais les précédents ministres de la culture étaient un peu plus cultivés.
— Bouais… Z’avez pas bonne mémoire, vous. Enfin, on va coller à l’idée et je vais même venir au secours de votre ébauche de raisonnement. Les ministres de la culture, c’est comme les toubibs.
— Hein ?
— Vous avez été malade et vous avez été chez un toubib, non ? Comme on est de la même génération, vous avez fréquenté les salles d’attente dans votre mômerie pour un grippe ou une autre crève quelconque. Et vous n’avez pas vu la différence avec maintenant ?
— Euh…  Comme ça, à froid, je ne vois pas.
— La bibliothèque, mon vieux, la bibliothèque ! Dans le temps, le morticole nous en mettait plein la vue en casant une bibliothèque vitrée dans la salle d’attente. Dans le pire des cas, on avait du Balzac en club et au mieux des nouveautés littéraires qui donnaient d’ailleurs une idée de l’âge et des opinions du propriétaire des bouquins. Voilà : le toubib, c’était le notable, la moyenne bourgeoisie abonnée au Rotary et qui avait une bibliothèque. On sentait le passage obligé à une représentation de la culture, un obscur surgeon d’humanisme qui était lié par tradition à la médecine. Maintenant, c’est plus franc, je ne vois plus de bibliothèque chez le médecin ; y’a plutôt des télés, d’ailleurs. Cela dit, ça ne le rend pas incompétent, c’est simplement que la respectabilité ne se mesure plus au métrage de bibliothèque.
— On s’éloigne du sujet…
— Pas tellement, c’est plutôt la même chose avec le personnel politique :  Lamartine fut ministre et poète, Louis Barthou, ministre et bibliophile, Malraux j’en parle pas, et pas mal de présidents du conseil ou de la république se piquaient de littérature. Y’avait presque toujours la bibliothèque de l’Élysée en fond pour la photo finish, même si on sait que cela perdait progressivement de la substance. Bref, la culture, c’était plutôt du sérieux. Et puis là, la mouche dans le lait : Fleur Pellerin ! Vous voyez le rapport, maintenant ?
— Ils s’en foutent ?
— Même pas. Je pense que c’est plutôt un job, le genre de truc qu’on accepte parce qu’on a pas la carrure pour un ministère régalien ou des sottises de ce genre. Vous savez, moi, les petites combinaisons du pouvoir, je m’en cogne un peu.
— Vous n’êtes pas citoyen, Tenancier ?
— Je m’en fous un peu de tout ça. Je vous ai répondu parce que vous me demandiez mon avis. Si être « citoyen » consiste seulement à aller faire sa petite cochonceté dans l’urne à date fixe et ensuite avoir l’air conscientisé, vous pouvez toujours vous brosser. Offrez-moi plutôt un coup à boire, au lieu de vous mettre aussi à dire des conneries !
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— … »

Gail

Gail, s. m. Cheval.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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jeudi 13 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — II

Ce qui disparaît de Times Square ne peut être retrouvé nulle part ailleurs. Jusqu’à maintenant, c’était le lieu « où se rejoignaient la pègre et l’élite », où les démunis rencontraient ceux qui avaient un peu, voire beaucoup d’argent. C’était là que les gens qui pouvaient se payer des places à soixante dollars pour les spectacles de Broadway croisaient les jeunes et les pauvres, attirés pour les doubles séances  bon marché des cinémas de seconde exclusivité, et les galeries de jeux vidéo. Times square était un carrefour de classes et de races. Un des seuls endroits ou le South Bronx aux bâtiments calcinés pouvait se frotter à un Manhattan regorgeant de magasins bien approvisionnés.
À l’heure où j’écris, la plupart des immeubles qui bordaient à l’origine l’artère principale de Times Square, la Quarante-deuxième Rue, sont condamnés. Les sex-shops ont été repoussés jusqu’à la Huitième Avenue, et gagnent du temps en attendant un décret municipal prohibant l’étalage de matériel pornographique qui n’en laissera subsister que quelques uns. Un théâtre pour enfants, le Victory, a ouvert la voie, comme si une armée d’enfants pouvait parachever la transformation d’un quartier chaud en ville du souvenir. Cette rénovation fut la première ; Disney ouvrit un magasin géant juste en face et a entamé à présent les travaux du New Amsterdam Theater, grassement subventionnés par la municipalité. À quelques rues de là, dans Broadway, trône le Virgin Megastore, côte à côte avec le All-Star-Café, un restaurant à thème sportif au décor de matière plastique. Une sentimentalité factice, génie des banlieues résidentielles, a envahi Times Square. Rien ne l’illustre mieux peut-être que l’usage fait par les nouveaux établissements des reproductions d’acier et de plastique moulé sous vide de frises et de formes Art déco, servant de coup de chapeau cynique au passé architectural du secteur. On a remplacé le sordide par l’ersatz.
Mes dérives nocturnes dans le Times Square d’il y a quelques années suivaient un itinéraire assez régulier qui commençait par un verre dans un bar de gigolos, se poursuivait dans un autre bar repaire du gang portoricain des Latin Kings à Manhattan, passait par un bouge irlandais fréquenté par des homos noirs et une boîte de travestis appelée La Fiesta, avant de s’achever aux petites heures du jour par un clandé situé plus à l’est, où s’élevait l’escalier intérieur construit lorsque l’établissement n’était encore que le domicile d’un particulier.
Je passe de temps en temps dans une des boîtes les plus anciennes du secteur, Sally’s II, une des dernières taules de Manhattan ou se retrouvent encore les travelos de la vieille école. Noires ou hispaniques pour la plupart, ces créatures parées de leurs plus beaux atours jusqu’à la pointe des seins y déambulent au milieu de voyous boudeurs dans des jeans trop larges. Des hommes d’affaires concupiscents en costumes sombres — qui ressemblent toujours vaguement au père de quelqu’un de proche — s’accrochent à leur verre de bourbon en détaillant les « femelles » qui font commerce de leurs charmes. Aujourd’hui encore, les clients sont entraînés dans le tourbillon —  le tango sulfureux des contraires qui rendait le débordement de vitalité des bars du vieux Times Square si menaçant.
Hier soir, comme presque tous les soirs, le personnel rendait hommage à l’univers hétérosexuel. Deux videurs coriaces et blanchis sous le harnais veillaient au grain d’une main de fer, tandis que les travelos à forte poitrine servaient à boire, à la fois garces et nourricières. Il régnait une atmosphère de familia. Tout le monde s’appelait par son prénom et, bien que pour la grande majorité d’entre eux ils ne les aient pas lus, les habitués savaient tous que j’étais « le type qui écrit des livres sur nous ».
 
Bruce Benderson : Pour un nouvel art dégénéré — 1997
(Trad. Thierry Marignac)

Une historiette de Béatrice

— « Bonjour, tous vos livres sont à 1 euro c’est ça ?
— Non monsieur, seulement ceux dans la caisse devant la boutique. »
 
Cette historiette a été publiée pour la première fois en octobre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Élève

Élève, s. m. Apprenti. V. Attrape-science.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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mercredi 12 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — I

Times Square était un monde que j’étais certain d’avoir recherché de mon propre gré — je n’avais pas cédé à l’appel de ce monde. Et à cause de cette certitude, sa séduction, pour moi, était beaucoup plus forte.
Je m’y jetais à corps perdu.
La hargne de l’été s’était abattue sur New York avec la violence d’une bête pantelante. L’implacable chaleur des nuits succède aux après-midi torrides. Les trains grinçant dans le purgatoire des tunnels du métro (comprimant férocement la chaleur, tandis que parfois, dans les voitures cahotantes, un groupe de gosses noirs, pleins d’à-propos, dansent au rythme tropical des bongoes) vomissent les foules — venues de partout — à la station de Times Square… Des visages en sueur encombrent les rues.
Le racolage transi d’hiver devient maintenant le racolage facile d’été.
Dès les premiers beaux jours, la police new-yorkaise pressent l’imminent regain d’activité de la rue, et pendant quelque temps, les journaux sont pleins de comptes rendus de rafles : ARRESTATIONS D’INDÉSIRABLES. Les flics nettoient Times Square. Mais à mesure que l’été avance et que la chaleur se fait plus étouffante, les flics se calment, comme si eux aussi s’enlisaient dans la chaleur. Alors ils se contentaient d’arpenter les rues en vous répétant de circuler, circuler.
On finit toujours par se retrouver au même endroit.
En ce qui me concerne, le schéma qui devait guider ma vie dans les rues se dessinait déjà avec netteté.
Ce n’était jamais moi qui parlais le premier. Je me postais aux endroits de retape et attendais d’être accosté — tandis qu’autour de moi, je voyais des escouades d’autres jeunes types aborder avec agressivité ceux qui manifestement attendaient.
 
John Rechy : Cité de la nuit — 1965
(Trad. Maurice Rambaud)

Débaucher

Débaucher, v. a. Congédier, renvoyer.
Il a été débauché, on l'a remercié, on l'a renvoyé de l'atelier.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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mardi 11 novembre 2014

Paradis pour tous
(et masque à gaz pour les autres)

Le pays de cocagne
 
Le jeune homme, les précédant, leur fait visiter le Paradis. Ils voient une terre très fertile en beaux bois et en prairies. Les prés, splendides et constamment en fleurs, y forment un jardin. Le fleurs sentent très bon, comme il convient à un endroit qu’habitent les saints, un lieu où les arbres et les fleurs font les délices de ceux qui les regardent, et où les fruits et les parfums sont d’une richesse inestimable. Ni ronces, ni chardons, ni orties n’y poussent à profusion ; il n’y a pas d’arbre ni d’herbe qui n’exhale une odeur suave. les arbres sont continuellement chargés de fruits et les fleurs toujours en pleine épanouissement, sans tenir compte de la saison qui ne change pas ; c’est toujours l’été, et le temps reste doux. les fruits sont toujours mûrs sur l’arbre, les fleurs produisent sans cesse leur semence ; les bois sont toujours remplis de gibier, et toutes les rivières d’excellents poissons. Il y a des rivières où coulent le lait. Cette abondance règne partout : les roselières exsudent le miel grâce à la rosée qui descend du ciel. il n’y a pas de montagne qui ne soit d’or, pas de grosse pierre qui ne vaille un trésor. Le soleil ne cesse d’y briller de tout son éclat, aucun vent, aucun souffle ne vient remuer le moindre cheveu, aucun nuage dans le ciel ne masque la lumière du soleil. l’habitant n’y souffrira aucun malheur, il ne connaîtra aucun orage, il sera à l’abri du chaud, du froid, de l’affliction, de la faim, de la soif, de la privation. Il aura tout ce qu’il souhaite, en abondance. Il est certain de ne jamais être privé de ce qu’il désire le plus ; il l’aura toujours à sa disposition. Absorbé par la contemplation de toute cette félicité, Brandan ne voit pas passer le temps ; il voudrait y rester encore longtemps. le guide le mena beaucoup plus loin encore, et lui fit voir bien d’autres choses : il lui décrivit en grands détails les délices dont jouira chacun. il gravit un tertre aussi haut qu’un cyprès, et Brandan le suit ; d’ici Brandan et ses moines ont des visions qu’ils ne parviennent pas à expliquer. Ils voient des anges et les entendent se réjouir de leur arrivée. Ils écoutent leurs grands chants mélodieux, mais en viennent à ne plus les supporter : les mortels ne sont pas de nature à comprendre ou à concevoir tant de gloire.
 
Benedeit – Le voyage de Saint-Brandan
(Texte et traduction de Ian Short)