« […]
Votre cas, j’en conviens, est un peu différent.
Vous avez une réputation d’intégrité que je n’ai pas l’intention
ni
surtout les moyens de mettre en doute. Je dirai toutefois que cette
intégrité
est sans mérite puisque, contrairement aux nantis du milieu, vous
n’êtes pas en
mesure de la monnayer, sauf à accepter carrément des dessous de table.
Si,
comme la plupart, vous aviez périodiquement des textes merdeux à
négocier, vous
seriez probablement moins chatouilleux sur l’éthique, quelques indices
le
laissent à penser. Vous n’avez donc pas à faire de nécessité vertu. En
réalité,
vous êtes le plus malin de tous. Alors que les autres se croient encore
tenus
de justifier leur course au fric et aux honneurs par un ou deux volumes
annuels, vous avez quant à vous bâti votre ascension en tirant
habilement
conséquence de votre nullité d’écrivain. Il faut dire qu’au terme de
deux
livres poussifs vous étiez déjà sur le flanc. À l’agonie, vous nous
avez encore
donné deux préfaces laborieuses, une sur le football, l’autre sur la
vigne. Et
puis terminé. Entretemps vous aviez compris l’essentiel, à savoir que
pour
réussir dans ce petit monde des lettres point n’est besoin d’écrire,
puisque
aussi bien les autres ne le font plus que par alibi. Votre coup de
génie, c’est
de les avoir résolument doublés sur leur propre terrain, en vous
délestant de
leurs prétextes puérils. Ne serait-ce que pour votre audace à afficher
sans
complexe votre néant créatif chaque semaine devant la France entière,
je vous
félicite. À travers vous, la France poujadiste est enfin parvenue à
baiser la France
universitaire. C’est un spectacle bien comique que de voir tous ces
tartufes
titrés et costumés venir régulièrement vous cirer les chaussures et
s’extasier
sur vos talents involontaires de clown médiatique, lorsqu’ils ne
révèrent en vous
que votre réussite matérielle et le bénéfice qu’ils peuvent
accessoirement en
tirer. En d’autres temps, ils n’auraient jamais eu assez de toute leur
morgue
pour vous mépriser. Du reste, qu’on vous savonne un rien la planche et
vous
verrez s’ils sont les derniers à vous tirer par les pieds. Le meilleur
illusionniste ne saurait renouveler son numéro à l’infini. Pour qu’un
mirage
persiste, il faut le remplacer périodiquement. Ce n’est pas un hasard si votre trajectoire personnelle passe par les droites (rassurez-vous, je n’ai pas plus de goût pour l’arrivisme de gauche). Votre itinéraire est à cet égard typique. Sans votre emploi d’alors au Figaro, vous n’auriez jamais obtenu une émission à la télévision. Polac, votre prédécesseur, venait d’être remercié pour n’avoir pas censuré deux phrases excessives sur les pharmaciens. Un remplaçant plus docile s’imposait. Non pas à la botte mais dont le profil correspondrait mieux aux objectifs informulés mais réels du pouvoir en place. Poirot-Delpech, dit-on, était sur les rangs, mais son image de gauche — il s’agit bien d’image, car pour le reste… — épouvantait ces messieurs-dames. Par ailleurs, une personnalité trop marquée à droite ne ferait pas meilleur effet, après tout nous n’étions pas si loin de mai 68. Il convenait de donner autant que possible un visage libéral à cette reprise en main. Un eunuque littéraire d’apparence apolitique ferait parfaitement l’affaire. L’avenir l’a amplement démontré, vous aviez le profil idéal de ce portrait-robot. Vos antécédents, il est vrai, plaidaient en votre faveur puisque, de l’épicerie familiale, et sans rien concéder de l’esprit petit commerçant, vous aviez réussi à vous hisser au rôle de grouillot du Figaro littéraire. Calé dans cet emploi depuis quinze ans, vous y remplissiez à peu près la fonction de Carmen Tessier, feu la commère de France-Soir. Votre mission était toutefois plus culturelle puisque consistant, pour l’essentiel, à conférer de la résonnance aux petits pets de la vie littéraire et mondaine. Sans l’aubaine de votre nomination à la télévision, vous en seriez probablement toujours à vous épanouir dans cet emploi prestigieux. Quoi qu’il en soit, on voit que vos maîtres n’avaient pas à redouter trop de subversion de votre part. Un Pivot à la télévision, c’était la garantie de dormir en paix pour longtemps. Ce n’est pas encore cette fois que la littérature changerait la vie. L’émission précédente s’intitulait Post-Scriptum, la vôtre fut allégrement baptisée Ouvrez les guillemets. Je vous imagine cherchant péniblement un équivalent dans la colonne voisine du dictionnaire analogique. L’année suivante, remontant nettement plus haut, vous inventiez Apostrophes. » |
Raymond Cousse : Apostrophe à Pivot
(1983)